Portrait de l’artiste en chercheur

Jan/Fév/Mars 2019

Il y a certainement autant de manières de chercher qu’il y a d’artistes ! Trois circassiens nous le démontrent en dévoilant leur façon personnelle d’explorer des terres inconnues. Une lecture, une intuition, un geste, le tumulte ou le silence dessinent un chemin basé sur l’intuition.

Rosa Matthis

Rosa Matthis ©Rocio Paris

©Rocio Paris

Suédoise, Rosa Matthis est installée à Bruxelles depuis 2008. Initialement formée au trapèze, l’acrobate a ensuite mordu au fil. Depuis la création de son Cirque Barbette, Rosa a créé des solos (ICI, Wasteland et cqfd?), ainsi que Je sens la terre bouger (of course the air is full of it), avec 7 artistes sur scène.

Pour Rosa Matthis, la recherche ne se résume pas à un bouton on/off : c’est un processus continu. Ainsi, alors que l’acrobate et metteuse en scène a créé Je sens la terre bouger (of course the air is full of it) au printemps dernier, la réflexion est loin d’être terminée sur ce projet : « Je continue de peaufiner, je fais des petits changements sur la scénographie, je discute avec les autres, je réfléchis à d’autres évolutions et, en parallèle, je plante des graines, tout doucement, pour une nouvelle création. » L’artiste refuse de voir la recherche comme une matière qui existerait pendant une période X, trois mois par exemple, et s’arrêterait au moment où débute la création. « Pour moi, la notion de recherche est constante. »

L’ébullition, chez cette acrobate, est donc continue, même si le thermostat varie selon les étapes : « Bien sûr, après un temps de réflexion, je peux dire : ‘Le spectacle va avoir ce format-là, ça peut rester comme ça’. Mais ça ne veut pas dire que je ne suis plus en recherche. Beaucoup de questions restent en parallèle, tout communique. Faire de la dramaturgie, c’est prendre une décision mais il y aura toujours des questions en suspens. » Sa méthode de recherche ? « Tout ce qui peut me stimuler. Parfois, j’ai besoin d’écrire. Je vais aussi beaucoup lire quand le côté intellectuel se fait le plus pressant. Mais parfois, je dois impérativement aller sur le plateau. Je peux me filmer sur la scène aussi. Et, dans tous les cas, l’échange avec les autres est primordial, sur des aspects abstraits ou très pratiques. »

Si se donner le temps est un paramètre essentiel dans le processus de recherche de Rosa Matthis, se ménager des objectifs, des « deadlines », fait aussi partie des stratégies qui la font avancer. « Souvent, je me promets de me donner du temps mais, ensuite, je me rends compte que j’ai finalement avancé plus vite que prévu. C’est souvent quand on ne se met pas la pression que les choses surviennent. Comme je n’ai pas la sensation de terminer une chose et de passer à une autre, je n’ai pas vraiment de page blanche. Chez moi, c’est très organique, très intuitif, lié à des obsessions personnelles. Si je suis sur une piste que j’ai envie de développer, je ne regarde pas l’autre bout, ce qui fait que, d’office, je vais être surprise par ce qui advient. »

 

 

 


Quintijn Ketels

Quintijn ketels ©Thomas Dehuit

©Thomas Dehuit

Formé à la bascule et la banquine à l’Ésac, Quintijn Ketels a travaillé pour Hopla Circus (La familia Rodriguez) avant de créer sa propre compagnie, Side-Show, avec sa compagne Aline Breucker. On leur doit notamment Wonders, Spiegel Im Spiegel et Sho-Ichidô. Il travaille également comme chercheur à la KASK (Académie des Beaux-Arts) à Gand.

Tous les chemins mènent à la recherche. Surtout dans la vie de Quintijn Ketels. Des chemins très différents selon les projets. Pour Spiegel Im Spiegel, l’équipe de Side-Show, sa compagnie, est partie d’une idée bien précise, avec un bon bout de recherche en route bien sûr, mais pour aboutir au final à un spectacle solide, calibré pour tourner. Pour Sho-Ichidô par contre, le travail s’est construit en laboratoire, sans contrainte d’agenda mais simplement avec l’envie de tester une matière plastique autour de l’encre de Chine et du monocycle. « Avec Kenzo Tokuoka et Aline Breucker, on ne parle d’ailleurs pas d’un spectacle mais d’une performance, qui se réajuste en permanence selon les lieux où on joue. On a défini l’identité du projet mais ce n’est pas un produit fini. » Deux naissances et deux processus de recherche différents.

En parallèle de ses créations, Quintijn Ketels est aussi engagé au KASK (Académie des Beaux-Arts) à Gand où il partage un projet de recherche avec Sebastian Kann et Bauke Lievens. « Sebastian et Bauke sont de formation plus académique alors que moi, je ne me soucie pas de ce qui est ou pas politiquement correct. Ça amène parfois des conflits mais c’est ça qui est riche. » Qu’ils partagent des idées, s’échangent des lectures, organisent des rencontres ou chapeautent la publication d’un livre qui rassemblera les points de vue de plusieurs auteurs de cirque, Quintijn et ses collègues chercheurs se sont fixés une contrainte : « Ne jamais parler de ce qu’est le cirque ! » L’idée est plutôt de créer un dialogue autour de valeurs humaines et autres concepts périphériques. Loin d’être antinomiques, la recherche intellectuelle et la pratique du cirque se nourrissent l’une l’autre. « Tout n’est que va-et-vient. J’aime que les choses restent plurielles. »

Dans la création aussi, Quintijn préfère ne pas enfermer la recherche dans un carcan. « Ça me fait du bien de ne pas avoir de contraintes. Je cherche des espaces où il y a cet inconnu, ce danger, où ce que tu croyais trouver n’y est pas. Pour la prochaine création par exemple, je voudrais repartir de zéro et ne pas me fier à ce que j’ai fait avant. C’est en faisant le grand saut dans le vide que tu trouves des choses à l’intérieur. J’aime ce moment où il n’y a rien, où tu es face à un studio blanc. Car même dans ce blanc, il y a déjà plein d’infos. »

 


Michiel Deprez

Michiel Deprez ©Bart Grietens

©Bart Grietens

Jongleur belge diplômé de l’Academy of Circus and Performance Art de Tilburg, Michiel Deprez a créé des spectacles comme Deconstructie, Spectrum ou Okiagari. Aujourd’hui, il travaille comme chercheur aux Pays-Bas.

Circassien ou chercheur ? Michiel Deprez ne fait pas vraiment la différence. « Tout circassien est aussi un chercheur, que ce soit au niveau physique, mental, émotionnel », nous lance-t-il. Mais attention, selon lui, cette exploration savante n’aurait rien à voir avec la recherche scientifique : « Le cirque, et l’art en général, est beaucoup plus libre, moins utilitariste, plus extrême, plus drôle. La science se rapporte à la science, soit en la rendant plus précise, soit en corrigeant des vérités antérieures. Mais l’art ne se rapporte à rien d’autre, si ce n’est aux êtres humains. Le Bauhaus n’a pas besoin de se relier à Mozart. C’est très tentant de voir les choses en termes scientifiques mais l’art offre justement des alternatives. »

La recherche, chez Michiel Deprez, ne relève donc pas d’un dogme mais plutôt d’une approche ouverte et décomplexée. « Se poser une question peut être un bon point de départ, ou se fixer un objectif, ou observer un phénomène, comme l’effet gyroscopique. Une introspection personnelle peut être un autre point de départ. Le cirque devient alors un moyen d’exprimer ses émotions les plus profondes. Et le cirque lui-même peut être un point de départ : par exemple, explorer, creuser et réinventer le salto. Dès que quelqu’un essaye consciemment d’apprendre quelque chose de physique, c’est une forme de recherche. La plupart des performances que je vois changent notre perception d’un matériel standard. Ce que je n’aime pas, c’est quand on sent la question-sous-jacente : quelle excuse je peux bien trouver pour faire du cirque ? Ou : comment puis-je ajouter une nouvelle couche de peinture au cliché ? »

Pour Michiel Deprez, la recherche sert surtout à sortir des conventions, ne pas reproduire des codes existants. « C’est particulièrement le cas dans le cirque, où le risque est plus grand, parce que le cirque repose en grande partie sur la virtuosité, qui est intrinsèquement lié aux conventions. » D’ailleurs si lui-même s’est engagé dans la recherche, c’est parce qu’il considère que l’art est ce point de rencontre entre le compréhensible et l’incompréhensible, le savoir et l’inconnu. « Si je comprends tout, il n’y a pas de place pour l’art. C’est pourquoi j’essaie maintenant d’oublier tout ce que je sais en tant que circassien, afin de chercher plutôt du côté de ce que je ne sais pas. »

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L'auteur.e de l'article

Catherine Makereel

Journaliste indépendante (Le Soir).