Cherche-toi toi-même

Jan/Fév/Mars 2019

Comment définir la recherche en arts vivants ? Et surtout : à quoi ça sert ? Pour explorer de nouveaux terrains d’expression, le cirque est invité à réinterroger ses outils. Un laboratoire qui nécessite du temps, de l’espace… et de l’audace, car il confronte l’artiste à lui-même.

« Qu’est-ce que la recherche ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus », pourrait-on écrire en paraphrasant saint Augustin, qui s’interrogeait sur la définition du « temps ». Établir une seule définition de la « recherche artistique » représente une gageure impossible. D’ailleurs, chacun aura la sienne – et c’est ce qui fait la richesse de ce terrain d’aventures. À chaque page de ce dossier, nous proposons ainsi à un interlocuteur de répondre à la question « Qu’est-ce que la recherche artistique pour vous ? ». Si les réponses sont joyeusement variées, comme on le lira, toutes convergent vers un point commun : la nécessité d’un espace, d’un temps et d’un accompagnement différents, qui permettent aux artistes d’explorer plus profondément ce qu’ils ont à dire.

Dans les domaines technologiques ou médicaux, l’idée relève de l’évidence : la recherche est le pilier fondamental de l’avancée des pratiques et de leur développement. On n’imagine pas un seul instant avaler tel médicament qui n’aurait fait l’objet d’aucune recherche, d’aucun test. Ce temps de maturation – et d’hésitation – est déterminant. Qu’en est-il dans le domaine du cirque ? Quelle est la place du laboratoire ? On en conviendra : la notion est beaucoup moins connue que dans le champ scientifique. Pourtant, il faut bien « chercher » pour trouver son propre langage, développer sa singularité, mettre au point de nouveaux matériaux et agrès. Et pour chercher, il faut du temps et de l’espace : c’est le temps de l’erreur, de l’essai, des hypothèses et de la réflexion.

En Fédération Wallonie-Bruxelles, comme un peu partout sur le globe, les conditions de production artistique ne favorisent pas le financement de ce type de travail. Pourtant, on sent une conscience qui monte, une urgence, un besoin. De plus en plus d’artistes (dans tous les secteurs des arts vivants) s’intéressent à cette zone de travail spécifique qui précède tout partage avec le public et, parfois, s’en détache même. Et si on poussait la porte du laboratoire, en compagnie de quelques routards et de nouveaux intrépides ?

 

Se dépayser de soi-même

Parmi les explorateurs au long cours, Michèle Braconnier, Olivier Hespel et Pierre Boitte arpentent depuis longtemps le champ de la recherche en théâtre et en danse, à L’L, cette « Structure expérimentale de recherche en arts vivants » basée à Bruxelles et œuvrant avec une vingtaine de lieux partenaires à travers l’Europe. Chez eux, les artistes-chercheurs entament un travail de très longue haleine, sans objectif de spectacle. « On ne cherche pas nécessairement à aider l’artiste à écrire quelque chose qui sorte du cadre, mais à sortir de son propre cadre », explique le trio, qui accompagne de près chaque recherche. Le but est de se dépouiller de ses habitudes et de ses repères, de se dépayser de soi-même en somme, pour explorer ce qu’on a vraiment à dire. Au centre des modalités de travail que L’L propose (et même impose) aux résidents pour atteindre cet objectif, il y a notamment la solitude du chercheur. Un défi de taille : « C’est parfois douloureux et vertigineux de se retrouver face à soi-même pendant des heures, dans un grand espace vide ! Mais chercher, c’est se confronter à soi-même. La solitude fait partie de ce dépouillement vis-à-vis du contexte de production habituel des spectacles. »

Seul, dans un espace vide ? L’L serait-il compatible avec le cirque ? « C’est certain que la question de l’agrès et du collectif est souvent au centre des pratiques de cirque », répond le trio. « Mais l’artiste de cirque n’est-il pas d’abord un artiste ? Ne serait-il pas intéressant qu’il prenne le temps de s’interroger sur sa propre pratique ? Pour les comédiens, pour les danseurs, même sans la notion d’agrès, ce travail de dépouillement prend du temps. Il faut souvent plusieurs mois de recherche pour nettoyer tout ce que l’école, les maîtres, les amis et les modes ont conditionné chez les artistes. Le système te réduit à une fonction. Notre maître-mot, c’est ‘permissivité’ : les aider à se libérer des contraintes pour ouvrir de nouveaux champs. »

 

Créer, c’est trouver

Chercher pour soi-même, sans but de spectacle ? Allons donc, n’y a-t-il pas toujours un objectif de création ? À L’L, la réponse est simple : s’il y a date de première ou projet de création, le dossier est refusé. Ce qui n’interdit en rien de travailler ardemment à sa propre écriture, à sa question (c’est même une obligation). Claudio Stellato, qui a été résident de L’L en 2008, nous aide à comprendre la nuance : « Construire un spectacle, ce n’est pas chercher : c’est trouver. Tu fabriques des scènes avec un début, une fin, un milieu (idéalement) magnifique à regarder ! Chercher, c’est tout autre chose : c’est un trip entre gens du secteur, une question sur laquelle tu passes des heures, et qui n’est absolument pas destinée à être vue ni montrée. Pour moi, la recherche artistique, c’est comme la science. Tu te dédies totalement à une hypothèse, tu es libre de te tromper, de perdre ton temps, d’abandonner une piste. On fait de la ‘science en art’. La recherche n’a pas de but spectaculaire. »

La question de la solitude n’effraie en rien Claudio Stellato : « Je commence toujours seul au début », explique-t-il. « Je ne pars pas d’un sujet, j’estime que je n’ai pas de message à partager. Tout se base sur des expériences physiques – avec les meubles, avec le bois, avec les outils pour ma nouvelle recherche. Je préfère d’abord comprendre ce que je suis en train de faire avant de gérer des partenaires, et puis je m’inflige des horaires terribles ! Grâce à ce processus, je peux ensuite montrer des exemples de ce que je veux faire. » Au bout de plusieurs mois de travail, Claudio « sent » soudain que « le projet de recherche peut aller vers un spectacle ». Ainsi, quand on l’interviewe cet automne, il vient de « sentir » qu’il pourrait démarrer une création à partir du matériel résultant de la recherche sur les outils – la première pourrait avoir lieu dans un an et il n’y a pas encore de titre. « Ce processus me permet de sortir de mon cadre, d’entrer dans l’inconnu. Nous sommes artistes, notre rôle est d’être curieux, pas de faire ce qui a déjà été fait, y compris par nous-mêmes ! »

La plupart des circassiens sont-ils prêts à ce type de saut vers l’inconnu, à ce dépaysement ? Rien ne les y contraint, heureusement. Certains artistes ont davantage d’appétit pour la recherche strictement technique, tandis que d’autres consacreront leur goût de l’invention à de nouveaux agrès, aux aventures collectives, aux rencontres avec des artistes d’autres disciplines,… La recherche, on l’a dit, n’a pas qu’une définition. Certains signes, toutefois, ne trompent pas : le temps qui passe sur les corps amène certains artistes à s’interroger drastiquement sur la performance physique – ainsi de Talk Show, ce passionnant spectacle de Gaël Santisteva où quatre circassiens quinqua et quadragénaires ne faisaient… aucun geste de cirque ou presque. Une aventure qui fait figure d’exception dans le paysage francophone belge. « C’est presque amusant, cette timidité du cirque : on ose prendre des risques de fou avec nos agrès, mais beaucoup moins dans l’artistique », observe Valentin Pythoud, porteur en main-à-main et créateur de ses propres spectacles (notamment avec La RuspaRocket), attiré par le dépouillement de la recherche. « Si tu enlèves l’agrès, l’objet, le risque, est-ce que tu enlèves… le cirque ? Il y a un danger bien sûr : ne plus avoir ta technique, qui te rassure, et aussi que le monde de la production te dise que ‘ça manque de cirque’ ! Mais peut-être que la recherche, en mettant un peu le cirque de côté, te permettrait de te focaliser sur ce que tu as à dire ? En cirque comme dans tous les arts, n’est-ce pas le fond qui compte le plus ? Les artistes ne sont pas juste le reflet de leur technique, ils doivent être le reflet du monde. »

La recherche, par nature, autorise tous les vertiges et dessine un paysage qui a le charme des terres inconnues.

À la recherche… de moyens

De quels moyens financiers dispose celui ou celle qui désire entamer une recherche artistique en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) ? Ces moyens ne sont pas légion mais, plus étonnant, ils ne sont pas nécessairement connus.

Depuis une dizaine d’années, la FWB soutient une politique d’octroi de « bourses d’aide à la recherche, à la formation ou à l’expérimentation » destinées à toute personne physique active dans le domaine des arts vivants. Le montant accordé (sur dossier) est de 1.000 à 6.000 euros. Depuis 2017, le budget annuel réservé à ces bourses dans le secteur des arts forains, du cirque et de la rue est de 85.000 euros. Toutefois, le montant moyen annuel total des bourses accordées équivaut à 37.500 euros (compte tenu du nombre de demandes introduites, des montants sollicités et des avis remis par le Conseil concerné). « Mes collègues constatent que peu d’artistes sollicitent des bourses de recherche ou d’expérimentation (6 au total de l’année 2018 pour les artistes du secteur) », commente Pol Mareschal, en charge de la coordination des politiques Arts de la Scène à la FWB. Un outil trop méconnu ou peut-être complexe en apparence. « Il s’agit de soutenir de la recherche ou de l’expérimentation ‘pure’, développée indépendamment de tout projet de création », souligne Pol Mareschal. « L’objectif du projet doit viser le développement du parcours professionnel du demandeur et non directement la production d’une œuvre. Dès lors, si la recherche ou l’expérimentation est liée à la création d’un spectacle, le montant de la bourse sera déduit du subside éventuellement accordé au projet de création. » Une donnée légèrement paradoxale qui n’encourage (peut-être) pas les demandeurs à se lancer ?

Un autre apport en numéraire existe-t-il en Fédération Wallonie-Bruxelles ? Oui, à L’L. Dans cette « structure expérimentale de recherche en arts vivants », les artistes-chercheurs bénéficient de bourses pour leurs résidences. Cette reconnaissance financière du travail de recherche est un des combats menés par L’L depuis dix ans ; il a conduit à la création d’une fondation. Les moyens de cette structure ne sont bien sûr pas infinis. La volonté de financement et d’accompagnement dramaturgique à la recherche permet à L’L d’accueillir une quinzaine de recherches par an.

Enfin, le financement de la recherche « pure » appartient au royaume… de la débrouille. Plusieurs lieux de création et centres culturels offrent des espaces de travail, du temps et parfois de l’accompagnement – mais n’ont pas les moyens de payer la recherche. Il appartient ensuite aux artistes de trouver les moyens éventuels de rémunération : les bourses susmentionnées ou la rémunération sur fonds propres. Inutile de préciser que ce champ, pour se développer et sortir du bénévolat, nécessite d’être mieux compris, réfléchi… et financé.

La recherche artistique selon Agathe Dumont

Danseuse, enseignante-chercheuse (CNDC d’Angers, CircusNext, Collectif des chercheur.e.s sur le cirque)

« On met beaucoup de choses derrière le mot ‘recherche’ aujourd’hui. Quand on pousse la porte de son studio, entre-t-on en recherche ? Je pense plutôt que, comme la recherche académique, la recherche artistique se définit par un but, une méthodologie, des protocoles et des formes de restitution. Même si elles sont plus ouvertes, ce sont ces conditions qui permettent la recherche – laquelle n’est donc pas juste une exploration. Les mondes académiques et artistiques, que je fréquente tous deux, se mêlent davantage qu’il n’y paraît. Chercher, c’est exercer la capacité à se dédoubler, à analyser sa propre pratique. D’une certaine façon, la recherche est en soi ‘improductive’, c’est un espace de résistance aux normes. Son bénéfice n’est jamais immédiat. L’art a besoin de chercheurs, parce que la recherche, c’est l’obstination. Et l’art a besoin de gens obstinés ! »

La recherche artistique selon Yveline Rapeau

Directrice de la Plate-Forme 2 Pôles Cirque en Normandie (Cirque-Théâtre d’Elbeuf et La Brèche)

« Pour moi, c’est une prise de risque. Si on se situe dans des esthétiques et des écritures innovantes, il faut une propension au vertige et à l’inconnu. En tant que lieu de création, nous voulons soutenir – et toujours mieux comprendre – ce besoin d’exploration exprimé par les artistes. Il faut accepter qu’ils ne puissent pas dire d’avance où ils vont, par définition. Soit ils rêvent d’un point d’arrivée (un récit, un agrès, un geste technique, un décor) et la recherche porte sur les mille chemins pour y arriver, soit ils veulent expérimenter un chemin sans savoir ce qu’il y a au bout ! La recherche porte sur quelque chose de plus grand et de plus fort que soi. C’est une grande chance de pouvoir observer cela, d’offrir du temps, de l’espace et de l’écoute. »

La recherche artistique selon Sebastian Kann

Dramaturge, chercheur à KASK (Gand), artiste de cirque (Manor House Cie)

« La recherche, c’est l’exploration de ce qu’on ne sait pas encore. La recherche artistique, c’est évident, situe ce mouvement dans le champ de l’art. Cela signifie qu’elle se distingue de la recherche académique, où les méthodes sont très codifiées, mais aussi de la recherche commerciale, où la gamme des résultats est définie d’avance. Les critères sont très ouverts, tant du point de vue de la méthode que du résultat. Même si c’est un peu controversé, les résultats pourraient être des sensations vécues par l’artiste, et ils n’ont pas nécessairement besoin d’être partagés, ni enregistrés, ni « cotés » bien entendu. Dans un monde de plus en plus soumis à la logique du profit (y compris le monde académique), c’est un espace de pensée et de résistance. »

La recherche artistique selon Thomas Dechaufour

Artiste de cirque (Cie 15Ft6, Cie du Poivre Rose) et formateur

« Pour moi, la recherche artistique fait partie du chemin vers la création. Je la lie à la recherche de sens. Elle consiste à explorer les outils dont on dispose pour se mettre au service d’un propos. Au cirque, la technique nous enferme parfois dans des registres émotionnels et dramaturgiques connus, basés sur le risque, la virtuosité et l’empathie. La recherche consiste à se demander comment on transforme l’agrès et la technique pour aller vers autre chose. J’ai envie de continuer à explorer cette notion à travers les disciplines de cirque. Je ne suis pas du tout pour leur abandon ! Mais je suis très intéressé par le fait que d’autres définissent la recherche autrement. Je trouve important qu’il y ait un large éventail de démarches pour exprimer les choses. »

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.