Pour créer et diffuser leurs spectacles, les artistes de cirque forgent des « compagnies ». À Bruxelles, on en compte près de 50. Mais en fait, c’est quoi, une compagnie ? Comment ça tient ensemble ? Pourquoi on s’y lance ? Sous le mot banal, c’est toute une réalité de sensibilité et d’alchimie qui se révèle.
Sans elles, le cirque contemporain serait une coquille vide. Sans spectacles ni créations à se mettre sous les mirettes, le public admirerait des agrès au repos, des cordes qui pendouillent et des scènes vides ! Les « compagnies » constituent les forces vives de l’imagination circassienne. On peut même dire qu’elles sont au cirque ce que les molécules sont à la matière : la base essentielle de son expression. Aujourd’hui, à Bruxelles, on compte ainsi près de 50 compagnies professionnelles de cirque actuel. Un nombre impressionnant et méconnu, qui invite à l’exploration. En fait, c’est quoi, une compagnie ? Un rêve d’utopie artistique ? Un outil juridique de type asbl ? Qu’est-ce que le terme signifie pour les artistes ? Pourquoi créent-ils leur compagnie ? À quoi ça sert de se serrer ainsi les coudes ? Comment on tient dans le temps ? Au fil des pages qui suivent, c’est tout un monde de nuances et d’humanité qui vous attend. À partir d’un mot banal, comme «compagnie» ? Oui, car chacun sait que les évidences gagnent à être soulevées comme des galets, pour voir ce qu’elles cachent d’étonnant et d’imprévisible.
« Ce terme de ‘compagnie’ se révèle être un mot-valise, voire une auberge espagnole tant il comporte de connotations faute d’une désignation précise de ce qu’il inclut », indique le maître de conférences français Jacques Bonniel (1). « D’ailleurs, cette notion n’a pas fait l’objet d’investigation poussée de la part des chercheurs et des spécialistes », ajoute-t-il. Il s’agit d’analyser cette absence. Semblant l’entendre, l’Espace Catastrophe a relevé ses manches et a réalisé, avant l’été, une enquête auprès de l’ensemble des compagnies de cirque à Bruxelles. Du jamais vu, de mémoire journalistique. « Ces structures sont souvent mises de côté dans les études, alors qu’elles forment l’essence du secteur. Nous avons souhaité aller à la rencontre de ces compagnies à Bruxelles, pour tenter de livrer un portrait à la fois chiffré et sensible d’une réalité hyperactive et méconnue », explique-t-on à l’Espace Catastrophe. Les résultats, que vous pourrez lire dans le supplément, prouvent que le mot tout simple de « compagnie » est le levier qui révèle tout un secteur : « Inviter les artistes à penser la notion de compagnie amène une réflexion profonde sur le métier, beaucoup plus vaste que ce qu’on pourrait présager », observe Anaëlle Casanova (étudiante en Développement de projets artistiques et culturels internationaux, en Master 1 à l’Université Lyon 2 Lumière), qui a mené les rencontres de cette enquête. « Tout le monde connaît le mot ‘compagnie’. Mais finalement, peu osent s’y frotter. Et tout le monde en crée, mais peu savent dire exactement ce que c’est ! », sourit-t-elle. « C’est justement ce qui rend l’exploration originale. »
Une boule à facettes
C’est vrai, comment définir une « compagnie » ? Complexe comme une boule à facettes, il y a mille façon d’aborder la question : le biais peut être artistique, juridique, social,… Laissons d’abord l’arithmétique parler pour le secteur. La compagnie est le noyau dur de la création des spectacles de cirque. Autrement dit, l’écrasante majorité – sinon la totalité – des spectacles proposés au public sont créés par ce type d’organisation. On tient là, presque par l’absurde, une première définition : une compagnie « pro », c’est un regroupement d’artistes professionnels qui produisent ensemble des spectacles, cherchent à les diffuser et – autant que faire se peut – vivent de cette production. Ces petites (ou grandes) « fabriques de spectacle » doivent donc chercher des moyens de production. Et, trois pas plus loin, on tient une autre définition : une compagnie, c’est donc une entité juridique – de type asbl par exemple – qui permet de demander des subsides, de tenir une trésorerie, de monter des coproductions, d’investir dans le matériel nécessaire à l’activité, etc.
Est-il donc éminemment logique de créer une compagnie, quand on se lance dans le monde professionnel ? Il y a un an et demi, en mars 2018, Gianna Sutterlet forgeait Tripotes La Compagnie avec ses deux comparses Julio Calero Ferre et Daniel Torralbo Pérez. Leur trio de bascule s’est formé à l’Esac, où ils ont étudié tous les trois. Pour elle, créer une compagnie n’est pas nécessairement logique, c’est surtout incontournable. « C’est une convention devenue quasiment obligatoire », souligne-t-elle. « Si tu veux mener une activité professionnelle, il faut un cadre qui permette de soutenir tes activités. Et si tu veux jouer dans un festival, il te faut un nom de compagnie et un titre de spectacle, c’est la seule marche à suivre. Pour être identifié, mais aussi, tout simplement, pour remplir les cases ! On avait eu l’idée – un peu saugrenue certes – de faire un spectacle sans nom… mais cela ne fonctionne pas avec les formulaires en ligne par exemple. Tu ne peux pas avancer tant que tu n’as pas rempli la case ! Il existerait peut-être d’autres façons de faire, mais la compagnie reste donc le principal véhicule pour atteindre les spectateurs, de façon pratico-pratique ! »
« L’intérêt de monter une compagnie, c’est que cette entité te professionnalise », confirme Gaspard Herblot, de la compagnie Airblow. « Ça te fait rentrer dans la famille des créateurs de spectacles ! La question de la visibilité est fondamentale. Tu dois rendre ta structure perceptible et identifiable. Avoir une compagnie sert donc ton développement, puisque a priori, tu inscris ton travail dans le long terme. » Ne tiendrait-on pas là une autre facette de notre définition ? Une compagnie, c’est un outil et un blason, mais c’est aussi une aventure humaine, qui s’inscrit dans le temps. Avant d’être un véhicule juridique ou un nom qui claque, une compagnie, c’est un désir. « Dans quasiment tous les cas, la base d’une compagnie, c’est l’envie de travailler avec des gens que tu apprécies », souligne Kenzo Tokuoka, de la Compagnie Carré Curieux. « Notre histoire, c’est celle de 4 gars qui ont absolument voulu continuer à travailler ensemble après l’école. C’est ce qui nous a toujours donné l’énergie de nous battre pour la création et la défense structurelle de la compagnie. L’artiste veut créer du rêve… mais il faut ferrailler pour créer les conditions de ce rêve ! »
Savoir se frictionner
Sur les fonts baptismaux de la plupart des compagnies, comme sur la route qu’elles suivent, on trouve un ingrédient fondamental : l’alchimie. Au désir d’agir ensemble correspond une capacité – parfois magique – à le faire. « Tu ne lances pas une compagnie par hasard, sur un coup de tête. Les artistes qui décident de rêver ensemble sont souvent des gens qui pratiquent la même discipline, se sont ‘sentis’ et se sont ‘frictionnés’ ! », observe Catherine Magis, directrice artistique de l’Espace Catastrophe. « C’est la force des premiers projets. Et c’est aussi dans cette alchimie qu’il faut aller chercher la force de continuer, de s’interroger, de se renouveler. » Car la seule limite d’une compagnie bien sûr, c’est sa fin (au-delà de laquelle aucune définition n’est plus nécessaire). Alors, comment on tient ? « Une bonne alchimie dépend de l’organigramme des décisions », reprend Gaspard Herblot. « Comment trouver le consensus ? Qui décide quoi ? Dans les pratiques artistiques, il est parfois difficile de clarifier cela, mais c’est impératif. Une des façons de se ressourcer, c’est aussi de faire des allers-retours entre ta compagnie et des projets extérieurs. »
Et puis parfois, il faut accepter, comme en amour, que l’alchimie est rompue… Et salut la compagnie. On observe actuellement que peu de compagnies de cirque se transforment ou passent à d’autres mains, comme c’est le cas notamment dans le secteur du Théâtre Jeune Public – par exemple le Théâtre des Zygomars (créé en 1965) ou le Théâtre de la Guimbarde (1973) ont plusieurs fois totalement rénové leurs équipes. Pour le moment, en cirque, les créateurs ont plutôt tendance à inventer leur structure et puis à la remplacer quand elle ne correspond plus à leurs besoins. On notera ainsi que la moitié des compagnies bruxelloises interrogées par l’Espace Catastrophe ont moins de cinq ans – avec parfois des parcours préalables bien entendu. Le cirque est donc un « jeune » secteur au sein duquel les compagnies sont elles-mêmes « jeunes ». Peut-être la mobilité internationale des circassiens est-elle une des raisons de ce dynamisme de renouvellement des compagnies ? Il appartiendrait à une autre étude de l’explorer – les chercheurs volontaires sont les bienvenus !
Cette volatilité relative ne doit évidemment pas masquer qu’une part très importante des compagnies bruxelloises « tient bon » à travers le temps – les Argonautes, par exemple, fêteront leurs 25 ans en 2020. Cette endurance nous offre encore une définition possible – et non des moindres. Une compagnie, c’est évidemment une identité artistique. Par la fulgurance d’un premier spectacle qui ne ressemble à nul autre, par la confirmation d’un deuxième, puis par le renouvellement de ses propositions, une compagnie offre une empreinte poétique et esthétique directement identifiable. Il ne faudrait pas oublier l’engagement qu’un tel parcours artistique représente : une vie exigeante de créativité et d’originalité à renouveler sans cesse, des concessions à faire, des négociations à réussir. « Pour tenir, il n’y a pas le choix, tu dois faire de tes conflits internes une force. On a des désaccords. Mais on a toujours envie de les dépasser pour trouver des points de convergence », explique Kenzo Tokuoka. « C’est à la fois fabuleux… et fragile. Une compagnie reste un assemblement d’individus qui ont chacun leur sensibilité. C’est comme plusieurs racines qui se réunissent pour former un arbre. C’est beau, mais c’est risqué. Le bénéfice tient en ceci qu’aucun d’entre nous ne serait où il en est s’il avait fait son petit bazar de son côté. Tout seul, tu vas plus vite, mais en bonne compagnie, tu vas plus loin. »
(1) Jacques Bonniel, « Les compagnies de spectacle vivant : une aventure renouvelée », in Juris art etc., n°13 (mai 2014), p. 17-20.
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L'auteur.e de l'article
Laurent Ancion
Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.