Oct/Nov/Déc 2019

Dans les bagages des nouvelles créations circassiennes, on trouve une harpe qui dialogue avec des balles de jonglerie, du thé servi à des inconnus, des balles de ping-pong qu’on s’échange de bouche à bouche et un imaginaire bien décidé à battre le gris des pavés.

Entre-cordes
Par la Compagnie Modo Grosso

Comment deux artistes d’univers différents peuvent-ils s’accorder – presque au sens propre ? C’est dans un esprit de douceur espiègle qu’Alexis Rouvre et Déborah Colucci ont écrit leur duo, qui entremêle tendrement la jonglerie de cordages et la harpe, pour le bien nommé Entre- cordes. La compagnie Modo Grosso nous tisse une petite demi-heure pleine de bonnes vibrations, qui démontre combien le dialogue entre cirque et musique reste un champ fécond.

Tout commence par quelques notes légères, égrainées par Déborah Colucci au milieu d’un vaste cercle de corde. L’image cristalline et rêveuse de la harpiste est vite perturbée par l’irruption d’un trublion-jongleur. Alexis Rouvre chahute gentiment le calme tableau, déplace l’instrument, pique le tabouret, défie la mélodiste. Celle-ci ne s’en laisse pas conter : elle répond par des esquives, dérobe les balles de l’inconnu, le menton haut. On tient là un des codes du spectacle, qui tressera sa simplicité et sa réussite : le jongleur et la musicienne, malgré la différence de leurs outils, sont à égalité dans cet amusant bras-de-fer. Ce sont ainsi quelques pincées de cordes qui, de leurs ondes invisibles, calment et dominent soudain les mouvements du coquin. Pris dans les cordes (au sens propre), le jongleur s’en dégagera en imposant une nouvelle rythmique à la musique, par la frappe de la harpe avec ses balles, pulsion que la musicienne suit avec dextérité.

Sons et mouvements sont ainsi régulièrement intriqués dans l’écriture, tandis que d’autres passages offrent un dialogue plus classique, la musique soutenant la jonglerie. Comme dans Cordes, son précédent spectacle solo, Alexis Rouvre confirme sa belle imagination stylistique qui mêle balles blanches et cordages de chanvre. Serpent, fouet, entrave ou envol, la corde est pour Alexis un inlassable terrain de recherche. Et il trouve dans la douceur mélodique de Deborah Colucci la possibilité d’un réjouissant nouveau chant à deux voix.

-> Vu le 21 avril au Festival Hopla!, à Bruxelles.

Le 5/10 au festival Les Tailleurs, à Écaussinnes.
www.modogrosso.be

 

Encore une fois
Par Tripotes la Compagnie

Adrénaline, sourires et vitamines : impossible de rester de marbre face à l’énergie déployée par Tripotes la Compagnie, qui parvient à mêler la rudesse physique de la bascule avec un sentiment de légèreté, pétillant comme les bulles d’un soda. Sous son titre faussement répétitif, Encore une fois signe en fait les tout débuts d’un trio formé à l’Ésac et dont le numéro de sortie, présenté à Exit en juin 2017, alliait déjà dérision ébouriffée et précision millimétrée.

Avant de s’envoyer littéralement en l’air, ces trois-là prennent leur temps. Nulle bascule en vue au début de leurs aventures, juste un terrain de jeu où Julio Calero Ferre, Daniel Torralbo Pérez et Gianna Sutterlet installent une belle humeur, entre dérision et connivence. On se pousse mais on se rattrape toujours, y compris en banquine, on se pique sa gourde d’eau mais on recrache volontiers l’eau dans la bouche de l’autre pour être quitte ! Le public joue les dégoûtés fort réjouis. Le jeu s’en prend ensuite à des balles de ping-pong que les acrobates se soufflent d’une bouche à l’autre… Jonglerie parallèle, qui devient le leitmotiv dérisoire du spectacle et permet de rater, recommencer, se montrer fragile, d’essayer « encore une fois ». Complément bien trouvé avec la technique acrobatique qui, elle, ne permettra pas l’approximation.

Porté par cet esprit farcesque où les esprits s’échauffent, arrive la pièce maîtresse : le trio monte à vue la bascule et, malgré l’aspect échevelé du premier tableau, on a déjà gagné la connaissance de trois personnages attachants et bien complémentaires, entre Julio le bûcheron barbu, Daniel le diablotin prompt au clin d’œil et Gianna la diablesse en culottes suisses (cuir des alpages). La bonne humeur percole immédiatement dans leur voltige, qui ne lâche pas cette écriture de personnages certes schématiques, mais efficaces. Vrilles, saltos, réception en banquine ou en main-à-main arrachent (légitimement) les « ooh » des spectateurs, sans jamais leur faire perdre le sourire. Nul ne doute que, sur le terrain technique, ces trois-là en connaissent un bon rayon. Mais ce qui réjouit, c’est que Tripotes la Compagnie, jouant sur les mots comme sur la forme, a préféré la comédie drolatique à la démonstration athlétique.

-> Vu le 30 mai au Festival Sortilèges, Rue & Vous, à Ath.
www.tripoteslacompagnie.com

 

Points de vue
Par la Compagnie Sacorde

Quel que soit son registre, on a tous en tête sa « to-do list » personnelle. Celle de Violette Wauters est un peu différente des devoirs habituels : « Offrir du thé à des inconnus », « Prendre des risques »,… Pour la réaliser, elle n’a écouté que son courage et sa détermination : elle s’est soudé un magnifique camion-maison roulante et a entamé une belle tournée avec son spectacle Points de vue. Un titre qui ouvre de larges tiroirs à l’imagination, comme le font aujourd’hui les portes arrière de son camion.

Peut-on tricoter l’humain et l’extraordinaire ? C’est clairement la volonté de la soliste pour son premier spectacle – pour lequel le terme « rencontre » conviendrait peut-être mieux. Elle surgit des rideaux bordeaux qui ferment l’arrière de son véhicule, comme on sortirait de chez soi, et elle nous interpelle calmement. Pour « offrir du thé à des inconnus », il suffit d’en choisir deux, et les désignés d’office s’y prêtent de bonne guerre. N’est-ce pas d’ailleurs déjà « prendre des risques » d’ainsi lancer la rencontre à bas régime, sur l’intime ? Si cette idée fonctionnera mieux en intimité que dans une foule trop vaste, la prise de risque prend vite des atours plus monumentaux. Jusqu’alors comédienne, l’acrobate se révèle en abattant son jeu – ou plutôt en l’élevant, puisqu’elle treuille en moulinant des perches qui montent à 7 mètres, antennes acrobatiques soudain poussées à son camion. La corde lisse devient le biotope naturel de notre hôtesse, portée par les notes électro-flamenco signées Simon Phelep.

Chalet sur roues ou agrès mobile, la scène imaginée par Violette Wauters révèle aussi ses origines, cette compagnie des Balad’Eux où elle a grandi et qui la soutient d’ailleurs dans cette première création. Points de vue se dévoile ainsi comme un doux trait d’union entre hier et aujourd’hui, qui ne cherche pas à épater mais à rassembler.

-> Vu le 30 mai au Festival Sortilèges, Rue & Vous, à Ath.
www.facebook.com/ciesacorde

Entre-cordes © Bartolomeo Rossi

Encore une fois © Tom Leentjes

Points de vue © J.M. Schneider

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.