Dans le labo de Sanctuaire Sauvage

Oct/Nov/Déc 2019

Peut-on faire « sentir » le cirque aux spectateurs par d’autres sens que la vue ? Depuis trois ans, le Collectif Rafale mène un laboratoire où les sons, les textures et les corps déplacent nos repères. Un travail inspiré par la cécité d’un père, qui invite à percevoir le monde autrement.

C’est peut-être du jamais vu – au sens propre. Est-il possible de concevoir un spectacle de cirque qui ne se perçoive pas uniquement avec les yeux ? Les arts de la piste, habitués à nous en mettre littéralement « plein la vue », peuvent-ils explorer d’autres sens, comme l’ouïe, le toucher ou même l’odorat ? C’est à ce passionnant laboratoire que le Collectif Rafale s’attèle depuis début 2017. Sons amplifiés, corps sonorisés, lumières indirectes, éléments qui déforment la vision, hors champ, décalage son-image… Tout indique que le fruit de la recherche, joliment titré Sanctuaire sauvage, va décoiffer nos repères habituels. Une rafale ébouriffante que l’équipe destine à tous les publics, voyants et non-voyants, réunis dans la même expérience artistique.

Lorsqu’on pousse la porte du laboratoire de ce collectif – pour l’occasion, une maison bruissant de vie près de la Gare du Midi –, les deux premiers secrets de fabrication surgissent avec une belle évidence : sincérité et sensibilité. Nul didactisme ni soif d’étonner dans le moteur de ce projet pourtant hors du commun. L’envie première, c’est tout simplement le partage. Le père de Sonia (acrobate) et Cécile Massou (dramaturge) est aveugle. « Cela fait une dizaine d’années que je pense à faire un spectacle dont mon père puisse profiter », explique Sonia. « Le cirque est un art très visuel. Comment trouver un chemin qui lui permette de ressentir ce que nous faisons ? Depuis notre enfance, il est toujours venu à nos spectacles. Il entendait les applaudissements et il disait : ‘Je garde ça’. Il vit les choses intensément. Je me disais qu’il y avait sûrement moyen de trouver un dispositif qui permette de partager pleinement les choses avec lui. Mais je savais aussi qu’un tel projet nécessitait des moyens, et je n’en disposais pas à l’époque… »

Alignement de planètes

Un jour, dit-on, les planètes s’alignent, et les choses deviennent possibles. C’est le cas avec Sanctuaire sauvage, à travers ce qui peut apparaître comme une suite de hasards ou de coïncidences. « Au tout début du travail, nous naviguions sans thème ni boussole, on avait juste envie de travailler ensemble », explique l’acrobate Julien Pierrot. « L’idée de travailler sur les sons s’est imposée, mais nous n’avions pas encore l’idée du rapport à la cécité. » C’est un soir, en roulant en voiture après une résidence de travail « un peu galère », que Julien et Sonia entendent un témoignage à la radio, qui va tout changer. « C’était sur France Inter, dans l’émission ‘Sur les épaules de Darwin’ », racontent-ils. « Un homme devenu aveugle à 45 ans expliquait comment la pluie l’aide à percevoir le monde qui l’entoure. Le bruit que la pluie fait en tombant sur la route, sur le toit ou sur l’herbe n’est pas le même. Le son dessine pour lui les contours des choses et lui permet de les voir autrement. » Ce récit sera le déclic de la recherche : « Nous avons pensé au père de Sonia et Cécile, qui évoquait les mêmes capacités à voir par d’autres canaux, et au rêve de Sonia de faire un spectacle différent. En descendant de voiture, nous tenions notre projet. Faire voir le cirque autrement ! »

Au même moment, la notion de « paysage sonore » était également au cœur du mémoire de Cécile Massou qui a alimenté sa recherche en scénographie, à la Cambre, de sa propre biographie. « J’ai interviewé notre père sur sa perception du monde. Qu’est-ce que voir ? Sa façon d’expliquer est très ouverte – on peut penser à des capacités médiumniques. Nous avons grandi près d’un père différent, qui nous a toujours semblé avoir ‘plus’ et non pas ‘moins’. Comment apporter un peu de cette ouverture à ceux qui voient normalement ? Comment l’espace scénique peut-il être décuplé par l’imaginaire et par le son ? »

Tout était en place pour repousser les portes de la perception… En chemin viendront s’ajouter un jongleur-acrobate (Thibault Lezervant), une éclairagiste venue du cinéma (Anaïs Ruales), une bande de bidouilleurs sonores (Victor Praud, Jérémy David et Daniel Schmitz) et – cerise sur le gâteau – un titre de lauréat à circusnext, ce programme européen de soutien à l’émergence. «circusnext, c’est un label connu et reconnu, un réseau extrêmement porteur. Et aussi pas mal d’enjeux et donc de stress ! Mais nous sommes tellement heureux de pouvoir travailler dans de bonnes conditions », sourit Julien, conscient des bonnes énergies qui se rassemblent pour les aider. « circusnext nous a ouvert des portes et nous a permis de trouver de nouveaux partenaires intéressés par notre démarche. » En amont de ce tremplin, l’équipe a obtenu le soutien déterminant de plusieurs appuis : des coproducteurs (belges), des lieux de résidence un peu partout (de part et d’autre de la frontière linguistique, mais aussi en France, aux Pays-Bas, en Suisse), un soutien financier de la Fédération Wallonie-Bruxelles… Solide vortex pour cette Rafale !

Donner à voir l’invisible

Et l’on peut dire que l’équipe n’a pas mâché sa besogne. « Il y a eu mille essais, on a une matière de fou, on a testé des choses impossibles pour voir qu’elles l’étaient, mais une chose est sûre : on n’a jamais abandonné », rigole Cécile. « Il y a un défi de base, qui nous a toujours guidés : est-ce qu’on peut arriver à faire sentir le cirque ? Le spectacle ne sera pas une réponse, mais le partage avec le public de toutes expériences qu’on a faites », explique Julien. Le but est d’impliquer physiquement ce public dans l’aventure. Installé sur un gradin circulaire, aux formes douces, il ne sera jamais loin de l’action, autour d’une petite piste centrale de 4 mètres de diamètre. Images, mouvements, sons et sensations pourront surgir de partout : la scène est munie de 12 capteurs d’amplification reliés à autant d’enceintes qui entourent le gradin, pour permettre la spatialisation sonore. On retrouve aussi ces capteurs aux poignets de Thibault, qui « donnera à voir » sa jonglerie en la décrivant, puis par les sons qu’elle produit. Tout fera farine au moulin de ce son, qui est évidemment l’axe central de l’écriture : on entendra courir les interprètes dans un couloir encerclant le gradin, on suivra les respirations, les voix, le plancher de scène qui résonne, on croira entendre la pluie quand du gravier fin rebondit sur une tôle… « On a envie de questionner ce qu’on voit et ce qu’on entend. Que se passe-t-il s’il n’y a pas concordance entre les deux ? On a cherché à troubler le rapport entre la vue et l’oreille pour stimuler l’imaginaire », révèle Cécile.

Brut, presque animal, ce Sanctuaire sauvage convoque la nature, comme une marche de nuit, avec ses petites bêtes et ses bruits. « C’est une traversée du territoire de notre père », explique Sonia. « La forêt, la route qui craque, l’orage, tout cela est très lié à la campagne dans le Sud-Ouest français, d’où nous sommes originaires. » Le geste circassien suit le mouvement : « Comment mettre nos corps au service de la production de sons ? », note Julien. « Il s’agit d’utiliser le fait qu’on est acrobates pour créer des chocs, des courses, des rafales de vent. D’habitude, au cirque, on cherche à faire ‘un beau mouvement sur une belle musique en faisant semblant que c’est facile’. Cette fois, cette piste ne marche pas ! On veut au contraire montrer ce qui ne se voit pas, donner accès aux doutes, au danger, à une forme d’intériorité. » L’invisible l’est peut-être moins qu’on le pensait : d’autres sens attendent de nous le révéler.

À voir les 18, 19 et 20/10, présenté par l’Espace Catastrophe au Théâtre Varia, à Bruxelles ; du 25 au 27/10 au Festival Circa, à Auch (F) ; les 1 et 2/11 au Bristol Circus City, à Bristol (GB) ; le 20/11 au Festival En l’Air, à Court-Saint-Étienne ; les 10 et 11/03/2020 à la Maison de la Culture de Tournai ; en mars 2020 au Festival UP!, à Bruxelles.
Avant-première : le 12/10 à la Grainerie, à Balma-Toulouse (F).

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.