Comme en amour, en amitié ou en famille, la longévité des liens au sein d’une compagnie repose sur un ingrédient essentiel : l’alchimie. Ce mot un peu mystérieux cache une réalité très pratique, où l’on prend le temps de s’écouter, de définir les rôles et même de se disputer pour avancer.
Vivre et créer en compagnie, et y trouver l’alchimie, ça ne vous semble pas évident ? Hé bien visiblement, c’est relativement naturel au milieu circassien. L’essentiel ? S’écouter soi-même, et écouter les autres. Mettre parfois de côté l’affectif pour se concentrer sur la logistique. Pour voir plus clair dans les mystères de cet ingrédient magique, nous avons rencontré Anna Nilsson de Petri Dish et Marta Lodoli des Chaussons Rouges. Ces porteuses de projets nous ont ouvert le quotidien de leur compagnie et nous ont expliqué les ficelles qui permettent de fonctionner. Explications en 6 points.
1/ Trouver les bonnes personnes
Ça vous parait simpliste ? Mais c’est réellement les prémisses. « Le plus important, c’est de rencontrer les gens avec qui ça colle… et avec qui ça reste collant ! », rigole Anna Nilsson. « Les personnes avec qui ça fonctionne moins bien suivent leur chemin. Et c’est bien, aussi. On croise souvent beaucoup de gens, dans les parcours de créations. Certains restent, certains partent, c’est comme ça. » C’est merveilleux de se trouver, mais comment faire pour que ça tienne dans le temps ? « Je dirais que la dimension humaine reste essentielle. Par exemple, une base du fonctionnement de notre compagnie, c’est que tout le monde est égal au niveau du salaire. C’est une question de reconnaissance de chacun », précise Anna. Même point de vue du côté de Marta Lodoli, pour qui, avec Audrey Bossuyt, les choses ont semblé tout de suite une évidence : « La compagnie est née en 2012 », explique Marta. « On se connaissait depuis 5 ans, j’avais des contrats de performance, d’impro, mais en solo. Avec Audrey, on s’est bien entendues, on s’est amusées. On a créé un spectacle, principalement à deux, mais on a quand même eu des regards extérieurs. Ces personnes bienveillantes étaient fascinées par la confiance entre nous. Certains pensaient même qu’on était sœurs ! », s’amuse-t-elle.
2/ Trouver la bonne place au bon moment
On s’en doute, il n’y a pas que la question du salaire et de la complicité : il y a aussi la question de la bonne fonction, du bon moment et de la volonté. « Pour monter une compagnie, il faut être tenace. Il faut donc que les gens fonctionnent bien ensemble, en complémentarité », estime Anna Nilsson. « Dans la compagnie, chacun fait ce qu’il sait faire le mieux. A priori les artistes sont sur scène, les techniciens dans les coulisses. Mais en même temps, il y a aussi des artistes qui font du montage. Ce qui nourrit l’alchimie, c’est aussi de savoir réinventer certains rôles. » La fluidité du groupe tient donc aussi de la flexibilité de ceux qui le composent.
Marta estime que c’est parce qu’Audrey et elle sont différentes que ça marche au poil : « Avec Audrey, on n’est absolument pas pareilles ! On vient de deux pays différents, on a deux modes de vie différents, on a deux façons différentes de voir le monde et la vie. Moi je suis désorganisée et Audrey est hyper structurée ! Mais nous nous sommes bien entendues tout de suite. On aime souvent les mêmes spectacles, on aime les mêmes styles d’approche artistique. On a surtout la même façon d’être efficaces… ensemble ! Je pense que cette entente va au- delà de la veine artistique. C’est sans doute une des clés pour durer. » Marta est très pragmatique sur la place de chacun dans la compagnie : « Il s’agit de définir les rôles, hors du fait qu’on soit amies. Mettre des mots et un cadre sur les conditions de travail, c’est essentiel. Au niveau de l’investissement personnel, financier et en temps de vie ! »
3/ Trouver les bonnes ressources
Construire une compagnie, c’est réunir des compétences. Encore faut-il qu’elles arrivent et s’emboîtent à la bonne cadence ! Pour Anna Nilsson, une rencontre déterminante sera celle de Sarah Lemaire, en 2013. « J’avais commencé à écrire mon premier spectacle, titré Expiry Date. C’est la première fois que je montais un dossier, je travaillais avec mon père pour la construction des machines de scène. Sarah travaillait à la Maison du Cirque, qui en était à la toute fin de son existence, et j’ai débarqué pour lui demander de l’aide pour l’écriture du dossier. Je ne la connaissais pas, mais j’ai vite compris que nos univers fonctionnaient bien ensemble. Avec Driften, le spectacle suivant, ça a encore mieux marché. On a rêvé chacune de notre côté, et on s’est rendu compte que ça convergeait totalement. En fait, le mieux, c’est quand tu peux commencer à rêver avec quelqu’un sur un projet. Par exemple, je ne peux pas faire ça avec mon mari ! (rires) Avec Sarah, on se montre les images, on se comprend immédiatement. À côté de ça, il y a le travail des techniciens : on travaille aussi avec eux depuis des années. Mais bon, ce n’est pas tout à fait pareil. Les techniciens, ils se connaissent entre eux, ça se passe au feeling, ils se renseignent l’un l’autre. Une forme d’alchimie aussi ! » Pour envisager toutes ces ressources, une expérience antérieure à la création de sa propre compagnie peut aider : « J’ai beaucoup appris de Feria Musica », poursuit Anna. « Ça m’a donné un bon bagage, c’était une compagnie qui fonctionnait, dans le sens premier du terme. J’ai pu apercevoir ce qui marchait vraiment bien et en retirer beaucoup. »
4/ Trouver les échappées
Le travail de piste, les échauffements, le travail logistique, les montages, les démontages, les recherches de subventions, les dossiers à rendre… Tout ça peut user les souliers ! Comment ne pas y perdre la qualité des liens humains ? « Le seul truc, c’est que les gens se sentent bien dans la compagnie », estime Anna. « Ce sentiment est aussi nourri par les à-côtés. Par exemple, quand on est parti en tournée en Corée, Sarah a organisé une semaine de vacances, de vraies vacances, je veux dire, logistiquement et tout ! Ta compagnie et les gens qui en font partie, ça devient un peu ta famille, c’est véritablement chaleureux. Tu t’entraides, tu te recentres, on arrive vite à une amitié profonde. En scène, on se dévoile totalement. Cela soude très fort, si c’est géré avec des respirations, des échappées à vivre ensemble, autrement. »
5/ Accepter les divergences
Comme en amour, en amitié ou en famille, nul assemblage d’individus ne peut tenir s’il considère qu’un conflit ou une divergence sont fatals ! Maintenir l’alchimie, c’est aussi accepter qu’elle traverse parfois le brouillard, avant la mise au point. « Il y a des moments où on n’est pas dans le même besoin, c’est sûr », rapporte Marta. « Certains souhaitent se recentrer sur leur vie familiale, d’autres sur l’envie de tournées à l’étranger, tout n’est pas toujours synchronisé – heureusement ! Mettre au diapason les calendriers de tout le monde, ce n’est pas évident. Mais c’est possible, si on est ouverts à écouter les différents besoins. Par exemple, quand j’ai accouché, on jouait ensemble avec Audrey, et elle a été très présente. Ce qui aurait pu être un défi a au contraire nourri notre travail. »
« Le collectif, ce n’est pas toujours un long fleuve tranquille ! », sourit Anna. « Avant chaque première, il y a toujours une montée de stress hallucinante. Ça devient chaud bouillant, il y a
parfois des larmes, des portes qui claquent, ça peut devenir impressionnant. À chaque création, il y a des pétages de plombs ! Mais généralement on arrive à en rire après. C’est finalement intéressant. Au final, le plus important, c’est de trouver des collègues, des partenaires avec qui ça marche. C’est comme dans le mariage, il faut accepter que ce n’est pas une longue ligne droite mais que les choses évoluent. Si les choses vont bien, tu te sens reconnaissante. Mais si les choses vont mal, il faut passer à travers. »
6/ Y croire
« À mes yeux, il est indispensable d’être plusieurs, pour avancer en alchimie et en compagnie. Toute seule, je trouve que c’est vraiment dur… », estime Anna.
« On sait, à l’intérieur de soi, pourquoi on fait tout cela. Cette boussole est ton guide le plus déterminant ! », conclut Marta.
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L'auteur.e de l'article
Isabelle Plumhans
Journaliste FreeLance, Isabelle Plumhans (d)écrit la mode et la culture. Par amour des mots, entre autres.