Le cirque : une Histoire de femmes

Jan/Fév/Mars 2018

Depuis ses origines, le cirque transgresse les images de l’homme et de la femme, joue avec les codes du genre, notamment parce qu’il oscille sans cesse entre la force, généralement jugée comme une qualité masculine, et la souplesse, associée plus souvent au corps féminin.

Pourquoi l’Histoire a-t-elle retenu le nom de Philip Astley, grand écuyer du 18e siècle, quand il s’agit de dater le début du cirque moderne, et non de son épouse Patty, qui a contribué tout autant que lui à imaginer la piste et ses attractions telles qu’on les connaît aujourd’hui ? Et pourquoi, au contraire, quand il s’agit de se remémorer les bêtes de foire et autres phénomènes grotesques qui ont aussi accompagné l’histoire du cirque, se souvient-on cette fois de la femme à barbe, de la femme-tronc ou de la femme-obèse, alors que l’imaginaire collectif semble avoir effacé de sa mémoire l’homme-lion, l’homme-chien ou l’homme-squelette, squattant pourtant à parts égales les « side-shows » de l’époque ? L’homme serait donc le faiseur et la femme, juste bonne à (s’)exhiber ? Et si on jetait un petit coup d’œil dans les annales du cirque pour remettre quelques pendules à l’heure ?

Pour retrouver la trace historique de la première circassienne, doit-on remonter aux jongleuses égyptiennes qui accompagnaient les rites funéraires autour des sépultures princières de Beni Hassan ? Ou faut-il s’attarder sur ces gladiatrices romaines qui combattaient dans l’arène au 4e siècle de notre ère ? Ces dernières, femmes de notables fatiguées d’être reléguées au dernier rang, loin derrière leurs maris, avaient décidé de descendre dans le cirque, déjà en sable à l’époque, pour mener une petite révolte. « Elles se battaient sans casque pour être sûres qu’on les reconnaisse », sourit l’historienne Marika Maymard, spécialiste de l’histoire du cirque. « Leurs maris étaient tellement honteux que l’empereur a dû taper du poing sur la table et leur interdire de reparaître dans l’arène. » Preuve que dès les origines, les femmes ont teinté de révolte leur histoire avec le cirque, sans rapport avec les assistantes potiches et faire-valoir pailletés qui ont nourri les clichés ensuite.

Dès l’apparition des « dynasties » familiales caractéristiques du cirque, beaucoup de jeunes femmes ont été propulsées sur la piste par leur simple pédigrée. Toutefois, de nombreuses autres figures historiques se sont véritablement choisi le cirque comme destin. À commencer par Patty Astley donc qui, non contente de faire les costumes, garnir les chapeaux ou battre le tambour, trouvait encore le temps de faire ses numéros à cheval et imaginer le concept de numéro avec son mari. Il y aura aussi Madame Saqui, célèbre danseuse de cordes du 19e siècle, dont les costumes à fanfreluches n’occultaient pas une puissante ambition. Elle sera l’amante de Napoléon Ier et sollicitée par les cours les plus prestigieuses. Sans oublier les écuyères amazones du 19e siècle, immortalisées par Toulouse-Lautrec. Ces femmes de commerçants ou de notables faisaient carrière à cheval avant d’épouser un prince ou un comte, séduit par leur mystère, comme le veut la légende – assez réaliste en fait.

« Même dans les familles de cirque traditionnel, généralement dirigées de façon très autoritaire par des hommes, on a vu éclore des personnages féminins très forts », rétablit Marika Maymard. « Quand le père ou le mari mourrait, certaines femmes prenaient les rênes du cirque avec une poigne phénoménale. Comme les sœurs Marinetti qui, à la mort de leur père, se sont mises à diriger l’artistique, s’occuper de l’équipe technique, du monde des écuries, des garçons de cage. » Dans d’autres familles illustres de cirque, la marge de manœuvre était plus mince pour affirmer sa place en tant que femme mais là aussi, certaines ont réussi à s’imposer. « Pour des filles comme Maud Grüss par exemple, la seule option était de tout pratiquer dans l’excellence. Dans un numéro équestre comme ‘la poste’ par exemple, longtemps pratiqué uniquement par des hommes, elle réussissait à conduire 15 chevaux à la fois. »

 

Après le tournant du nouveau cirque, dans les années 70-80, l’arrivée massive d’artistes féminines fut un autre basculement, toujours en cours. Dans l’élan qui est finalement le sien depuis ses origines, le cirque transgresse les images de l’homme et de la femme, joue avec les codes du genre, notamment parce qu’il oscille sans cesse entre la force, généralement jugée comme une qualité masculine, et la souplesse, associée plus souvent au corps féminin. Mais ce qui a changé, c’est que la femme choisit désormais sa discipline, son projet, et la façon dont elle veut ou non valoriser son corps sur la scène. Ce qui n’empêche pas d’autres clichés d’émerger. « Le nouveau leitmotiv aujourd’hui, c’est le dévoilement, la mise à nu », lance Marion Guyez, chercheuse et membre de la compagnie d’Elles. « On voit beaucoup de femmes dans des registres très intimes, comme Angela Laurier par exemple. Comme s’il y avait une assignation des femmes à parler de soi. Mais c’est la même chose en théâtre ou en littérature : on confine les femmes à des petites formes intimes. Mais heureusement, ça change là aussi, avec l’arrivée de collectifs comme PDF. » Nom de code pour « Portés de Femmes », un collectif qui risque bien d’ajouter quelques tournants passionnants au cours de l’Histoire féminine, et qui figure parmi les Amazones qui vous attendent aux pages suivantes.

Et les hommes là-dedans ?

Oui, 36 fois oui, nous avons décidé de nous lancer dans un dossier « Femmes de cirque » et nous le réécririons 36 fois s’il le faut, tant que des inégalités aussi criantes entre homme et femme – accès aux métiers, aux postes à responsabilité, à des salaires égaux – ne seront pas résolues, tant que flottera ce vieux fumet de minorisation. Et ce qui nous a totalement décidé à l’écriture, si besoin en était, c’est la joie d’imaginer que nous écririons aussi, un jour peut-être, un dossier « Hommes de cirque ». Pour défier les clichés.

Qu’est-ce que cela donnerait ? Comment interroger, sur ce terrain, les stéréotypes venus de la nuit des temps ? Avec quelques bonnes questions, pardi. Sommaire. Est-ce que le cirque condamne irrémédiablement l’homme à l’hypervirilité ? Y a-t-il place pour d’autres sentiments ? On constate qu’il y a de plus en plus de femmes qui portent leurs partenaires dans la discipline du main-à-main. Mais, dans 95% des cas, c’est toujours l’homme qui porte. Est-ce qu’il en a parfois marre ? Comment définir une masculinité en dehors de l’Hercule ?

Vivre en camionnette avec une distribution exclusivement masculine : comment survivre ? Les meilleurs trucs pour relever le niveau des feintes. Postes à responsabilité trustés par les mâles : à force de danser sur le « plafond de verre » (qui est son plancher), l’homme n’a-t-il jamais le vertige ? N’a-t-il pas parfois envie de descendre à l’étage en dessous, là où c’est mixte ? Il serait peut-être moins triste dans sa solitude du pouvoir.

Ce dossier ne manquerait pas de piquant (mais ça c’est juste la barbe). La perspective de l’écrire nous permet aussi d’affirmer qu’il n’y a jamais aucune vérité arrêtée et que, comme dans le cirque, la beauté de la pensée réside dans sa capacité au mouvement.

L. A

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L'auteur.e de l'article

Catherine Makereel

Journaliste indépendante (Le Soir).