À Bruxelles, on constate une bonne représentation des femmes à la tête d’institutions circassiennes. Mais cette parité très locale ne doit pas dissimuler les inégalités plus générales : dans les arts de la scène, on compte ainsi une écrasante majorité d’hommes, aux postes de direction comme sur les plateaux.
Virginie Jortay à la direction de l’Esac, Catherine Magis à la codirection de l’Espace Catastrophe, Anne Kumps à la programmation du cirque et du jeune public aux Halles de Schaerbeek… En matière de parité homme-femme, le cirque bruxellois serait-il le bon élève du secteur des arts de la scène ? Les signes sont encourageants… mais on ne peut évidemment pas en faire une statistique, comme le nuance d’emblée Virginie Jortay : « Je ne pense pas que le domaine circassien bruxellois soit indicateur. On notera d’ailleurs que Catherine Magis forme une direction bicéphale avec un binôme masculin et Anne Kumps travaille dans une institution dirigée par un homme. » Alors oui, on peut se réjouir de cette rare parité, mais « il faut globaliser les chiffres. En cirque comme ailleurs, la société du pouvoir reste inégalitaire », martèle la directrice. Les chiffres du secteur culturel lui donnent raison. Il y a peu, la SACD-France menait l’enquête et livrait un bilan sans appel, au titre explicite (« Où sont les femmes ? Toujours pas là »). On y lit ainsi que dans les écoles d’art, on compte 52% d’étudiantes (une majorité de femmes donc). Mais la présence féminine se raréfie ensuite dans le monde professionnel. Sur les scènes conventionnées par le Ministère de la Culture français, on ne compte ainsi que 1% de compositrices (et 99% de compositeurs donc), 5% de femmes librettistes, 21% d’autrices de théâtre ou 27% de metteuses en scène. Et les postes de directions ? Seuls 12% des Théâtre Nationaux ont à leur tête une directrice, 18% pour les Centres chorégraphiques nationaux, 11% pour les Opéras. Comment se fait-il que les femmes, massivement diplômées aux études, soient si peu représentées dans les échelons du pouvoir ?
Sur une piste
En Belgique, on ne dispose pas (encore ?) de statistiques sur le sujet. Selon une étude de SmartBe publiée cette année, « l’absence de chiffres officiels dédiés aux genres au sein de la sphère culturelle belge s’expliquerait (…) aussi par la domination essentiellement masculine des institutions culturelles et artistiques. Celles-ci seraient dès lors moins enclines à se sentir concernées par des discriminations à l’encontre des femmes dans la culture, et donc à les mettre en lumière. » Reste dès lors à investiguer le terrain circassien de façon empirique. On retourne en France, où travaille Marion Guyez : équilibriste de métier, elle fait partie d’un collectif de femmes de cirque, Les Tenaces, et est doctorante en arts du spectacle à l’Université de Toulouse Jean-Jaurès. Elle s’est penchée sur la question du genre (1). « C’est compliqué d’estimer la réalité égalitaire du secteur, mais la simple observation est déjà éloquente », estime-t-elle. « Il y a beaucoup de femmes dans les écoles de cirque. Toutefois, quand j’arrive à un festival, je regarde la répartition de la programmation et celle-ci semble systématiquement en défaveur des artistes féminines. » Peut-on nommer les raisons de ces inégalités visibles ? « Il y a un faisceau de causes », poursuit Marion Guyez. « Culturellement, des disciplines semblent davantage réservées aux hommes qu’aux femmes. » Comme si l’accès était limité par la conscience (ou l’inconscience…) collective. « À l’intérieur d’une discipline, on ne demandera en outre pas toujours la même chose à une femme qu’à un homme. » La jeune femme donne pour exemple sa propre pratique d’équilibriste : « Je ne veux pas travailler la force, mais bien la finesse, le détail, le travail précis de l’alignement du corps. » Une approche différente, moins dans l’exploit… qui se reflèterait dans les carnets des programmateurs ?
Changer de regard
Pour Virginie Jortay, une cause est à chercher dans l’organisation de la société où règne le « dominant masculin ». « Les femmes ont donc un déficit de légitimité, ou en tout cas elles se sentent parfois moins légitimes que leurs alter egos masculins. Donc elles postulent moins, par exemple. Il y a aussi la question de la maternité… et de la parentalité. Car la répartition des tâches n’est pas aussi équilibrée qu’on aimerait (se) le (faire) croire. Les femmes sont encore dans des schémas minorants et hésitent parfois à s’engager professionnellement sur le long terme. » Enfin, il y a la question du corps et du regard qu’on porte sur lui. « Les attentes ne sont pas les mêmes pour un homme et pour une femme. Ce que ‘on’ attend d’un corps féminin, c’est qu’il gère son poids, qu’il soit ‘joli’ etc. Il y a encore du travail sur le regard », souligne la directrice de l’Esac. « Dans les jurys d’examens d’entrée, je rappelle toujours, comme le faisait mon prédécesseur, de ‘bien’ regarder les femmes, c’est-à-dire avec justesse. Le caractère flagrant de la puissance musculaire est plus fort chez les garçons. Mais il faut apprendre à regarder autrement. »
Le regard ? L’image est centrale dans une « société de spectacle ». Et s’il se mettait à changer ? La clowne Rachel Ponzonby estime que le milieu s’est profondément modifié depuis le début de sa carrière. « Au début, il y avait surtout des hommes clowns. Être femme et être drôle, à l’époque, ça n’allait apparemment pas ensemble ! » Au fil du temps, des festivals de femmes clownes ont vu le jour. « Seules y étaient acceptées les femmes. Et les quelques hommes qui participaient devaient être en duo avec une femme. Il y avait une volonté de revendication du statut de clown, mais aussi de celui de femme. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on a moins besoin de ça : moins besoin de festivals exclusivement féminins, moins besoin de cette revendication féministe, de parler de la femme et de son statut dans nos spectacles. C’est un bon signe. On devient peu à peu l’égal de l’homme à la scène ; on voit en effet peu de spectacles où l’homme revendique et parle de son statut de mâle… Je crois que les luttes féministes d’hier se ressentent sur la piste. »
« Oui, on sent une évolution des mentalités, même dans le circuit de la comédie et du cirque ‘commercial’, qui accepte tout doucement l’idée d’artiste féminine comique – et non plus uniquement sexy, en paillettes, en princesses », confirment Lotta Paavilainen et Stina Kopra, autrices du percutant duo « Just an ordinary day ». « Mais du chemin reste à faire, comme l’a appris cette comédienne allemande à qui les organisateurs d’un cabaret ont répondu qu’ils ne pouvaient pas l’engager… parce qu’ils avaient déjà une fille dans le show. » Une fille pour 9 gars, en l’occurrence. Voilà ce qu’on appelle un quota ! L’évolution vers plus de parité est donc en marche, mais chacun de ses pas continue à compter.
(1) La prochaine journée de réflexion des Tenaces aura lieu le 7/04, en partenariat avec La Grainerie, à Toulouse. Infos: www.facebook.com/femmesdecirque
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L'auteur.e de l'article
Isabelle Plumhans
Journaliste FreeLance, Isabelle Plumhans (d)écrit la mode et la culture. Par amour des mots, entre autres.