Un corps, plus seulement un décor

Jan/Fév/Mars 2018

Alors que la ressource en muscles pourrait établir une inusable différenciation entre les sexes, le cirque actuel déjoue les clichés. On remarque une large féminisation de disciplines naguère masculines, comme les portés ou le mât chinois. Car l’inventivité l’emporte sur la puissance.

Il fut un temps où l’homme contorsionniste tenait de l’hérésie et la femme jongleuse d’une bizarrerie. Un homme au tissu aérien aurait suscité les railleries tandis qu’une femme au mât chinois aurait frisé l’ovni. Seulement voilà, les temps changent. La preuve notamment avec Projet.PDF (Portés de Femmes)[1]. Discipline habituellement exercée par des duos homme-femme, le porté acrobatique est ici exclusivement décliné au féminin. Elles sont 16 acrobates à se relayer, voltigeuses ou porteuses, pour explorer la pratique autrement. « Musculairement parlant, on n’a peut-être pas la même puissance que les hommes mais ça ne nous empêche pas de trouver d’autres chemins », raisonne Laurence Boute, acrobate du projet. « On travaille différemment. On est parfois obligées d’être plus nombreuses pour faire une même figure mais on est aussi plus délicates. On ne monte pas de la même façon sur la porteuse. On doit faire plus attention, ce qui nous oblige à être plus précises dans la technique. »

Du côté du mât chinois, on remarque aussi une sérieuse féminisation de la pratique. Quiconque a déjà vu les épaules massives et les muscles saillants sollicités par la célèbre figure du drapeau (l’acrobate tient dans les airs, à l’horizontale et perpendiculairement au mât, par la simple force de ses bras), pourrait se dire que cet agrès n’est pas vraiment destiné aux femmes. Elles sont pourtant de plus en plus nombreuses à s’en emparer, comme en témoigne Valentine Remels, machiniste belge. « Pour le drapeau, c’est plus facile d’avoir de fines jambes et de fines hanches. Or, les femmes ont les hanches plus larges, mais elles utilisent leur flexibilité pour rapprocher leur centre de gravité du mât, ce qui facilite la figure. La femme a moins de force, c’est vrai, mais elle a aussi besoin de moins de force puisqu’elle est plus légère. Et puis, le mât se joue surtout sur la dynamique, ce qui met à égalité les hommes et les femmes. » Il y a bien des figures que l’on déconseille aux femmes, comme le brachiale, non pas par faiblesse musculaire mais parce que le frottement brutal représente un vrai danger pour leur poitrine. Néanmoins, là encore des adaptations, moins dangereuses, sont possibles.

 

Libres agrès

À l’École Supérieure des Arts du Cirque de Bruxelles (Esac), les entraînements se font de manière indifférenciée pour les garçons et pour les filles. « Dans ma promotion, il y a autant de femmes que d’hommes et quand on s’entraîne, on fait tout pareil », confirme Mikayla Dinsdale, étudiante en cerceau aérien. Un détail tout de même handicape la gente féminine : les menstruations, entraînant moins de tonus musculaire, entre autres désagréments. Cette singularité biologique freine forcément ces dames mais là aussi, les parades sont possibles. « À ce moment-là, on sera moins dans l’exploit, mais on peut en profiter pour développer ses bases », confie Valentine Remels.

Si, parmi certains entraîneurs issus du cirque traditionnel, des clichés semblent persister, la plupart de nos interlocutrices nous ont affirmé que les femmes, comme les hommes d’ailleurs, ne se posent plus vraiment de limites dans le choix d’un agrès. Parfois même, ce sont les écoles qui orientent vers des options inattendues. « On cherche sans cesse à surprendre, et donc, si tu proposes un agrès que peu de filles ont pratiqué, ça plaît », poursuit Valentine. « Cette recherche d’originalité aide à décloisonner. Mais dans l’ensemble, ce qui détermine ton agrès, ce n’est pas le genre mais avant tout ta personnalité. Moi, j’ai choisi le mât parce que je suis une sprinteuse et pas une marathonienne. Je donne tout mais sur de petites périodes, par impulsions. C’est pour ça que le mât me correspond bien. »

Attention, si les différenciations physiques s’estompent entre les hommes et les femmes, un fameux écart se dessine encore dans les comportements. Là où les hommes vont souvent jouer sur la compétitivité et l’égo, les femmes préfèrent généralement travailler dans la confiance et la bienveillance. « Je ne veux pas faire de généralités, mais la communication me semble plus facile entre les femmes », sourit Laurence Boute. « On a davantage tendance à s’entraider. Sans compter qu’on est plus attentives à s’adapter au rythme des mamans de l’équipe, en répétitions comme en tournée. Mais là, je dois dire que le milieu du cirque est assez équitable et que les papas sont très présents pour aider aussi. »

 

Des femmes de Crobatie

Féministes, les Femmes de Crobatie ? Que nenni ! Pugnaces par contre, oui ! Il a suffi qu’on leur dise que l’acrobatie au sol était une affaire d’hommes pour que ces circassiennes toulousaines en fassent une affaire… personnelle. Mais collective, aussi. « Quand vous faites de l’acrobatie, vous entendez souvent dire que les filles ne sont pas assez fortes, ou qu’elles ne sautent pas assez haut », s’offusque Dorothée Dall’Agnola, ancienne contorsionniste aujourd’hui dévouée à ce projet de recherche entre femmes acrobates. « Dans nos parcours individuels, nous avons toutes constaté que nous manquions de repères quant à notre technique, et que nous étions assez isolées dans le monde plutôt masculin de cette discipline, qui donne d’ailleurs toujours plus de rôles aux hommes qu’aux femmes. Du coup, on a eu envie de fédérer des femmes autour de notre recherche. » Au début, elles étaient 8 dans leurs labos de recherche. Très vite, elles passeront à 15… « Aujourd’hui, des filles aux parcours très différents m’appellent pour me dire : ‘Ça a l’air super votre truc. Comment peut-on participer ?’ »

L’idée est de partager les pratiques dans la non-mixité, afin de réinventer le territoire acrobatique. « Loin des croyances (désuètes ?) qui voudraient que la discipline soit destinée à un groupe d’hommes musclés, virils et conquérants », explique Dorothée. Et loin des clichés sexistes en général. « Quand on dit ‘femme acrobate’, les gens voient une fille avec des plumes et des paillettes sur un trapèze mais pas des acrobates au sol. Dans mon parcours de contorsionniste, on attendait clairement de moi que je sois jolie et que je sourie, ramenée à un  objet de désir. On a l’impression que le cirque est plus progressiste mais il y a encore de sacrées poches de misogynie ! », s’insurge-t-elle. « Avec Femmes de Crobatie, on voit des filles qui, enfin, se sentent légitimes dans ce métier. La non-mixité permet une coopération dans la douceur, sans enjeu d’égo. Il n’y rien à prouver pour trouver sa place. »

C.Ma.

Infos : www.lacollectivedubiphase.com/femmes-de-crobatie

Jessika, le cirque qui libère

Une école de cirque en Palestine ? N’y a-t-il pas d’autres urgences ? Pendant plus de dix ans, la Belge Jessika Devlieghere a participé à cette aventure collective qui a changé le...

Vos Désirs sont DésOrdres Par la compagnie Bêtes à Plumes

Un rideau de velours rouge, nous voici dans le salon cosy d’une demeure bourgeoise. Un couple de domestiques s’affaire, époussette, astique, range, s’empare d’un abat-jour, le transforme en robe à…

Talk Show Par Gaël Santisteva

Voilà bien un spectacle que Michel Polnareff n’aurait jamais mis en scène (hélas), lui qui déclarait en 2014 : « Oui, le cheminement artistique est parfois difficile. Mais on est comme les…

Spiegel im spiegel Par la compagnie Side-Show

Vous vous êtes déjà vus ? À vous regarder dans le miroir ! À vous jauger, vous toiser, vous moquer de votre reflet. Le miroir nous impose une certaine conscience de nous-même,…

MÉMOIRE(S) Par la Compagnie du Poivre Rose

Il y a de l’excitation dans l’air quand commence Mémoire(s) de la Compagnie du Poivre Rose. Les artistes invitent quelques spectateurs en scène pour une photo. Clic, une image qui…

Exodos Par Unités/Nomade

Le poing levé, sur une scène encore vide, le circassien Kritonas Anastasopoulos et la danseuse Maja Zimmerlin calent leur regard dans le nôtre : c’est très clairement une révolution que le…

Cirques aux espoirs

Que peut le cirque face à la situation des migrants ? Outre son travail hors Europe, dans des camps de réfugiés, Clowns sans Frontières agit aussi en Belgique, dans certains centres...

Quelle parité pour le cirque ?

À Bruxelles, on constate une bonne représentation des femmes à la tête d’institutions circassiennes. Mais cette parité très locale ne doit pas dissimuler les inégalités plus générales : dans les arts...

Une révolution par la peau

Longtemps marmite à stéréotypes (homme musclé, fille sexy), le cirque bouillonne aujourd’hui d’une piquante génération de collectifs féminins, dont les spectacles défient avec force et naturel la théorie des genres...

Devenir mère

Tonicité, endurance, dépassement de soi : le corps de la circassienne est son outil de travail. Comment vit-elle une grossesse ? Peut-on continuer l’entraînement ? Après l’accouchement, ça se passe comment ? Vanina Fandino...

Naviguez dans le numéro

L'auteur.e de l'article

Catherine Makereel

Journaliste indépendante (Le Soir).