Longtemps marmite à stéréotypes (homme musclé, fille sexy), le cirque bouillonne aujourd’hui d’une piquante génération de collectifs féminins, dont les spectacles défient avec force et naturel la théorie des genres – loin de tout manifeste, une révolution par l’action.
Comment résumer deux siècles de cirque moderne en une seule image ? Une voltigeuse en paillettes, élégamment perchée sur les épaules d’un colosse en slip léopard. Tout entier dévoué à confirmer la domination masculine, le genre a longtemps cadenassé les femmes dans un rôle fantasmé de fleur sexy ou vénéneuse. En va-t-il autrement sur les scènes du cirque contemporain ? La réponse est oui, indéniablement. Incontournable signe des temps présents, on compte notamment de plus en plus de collectifs féminins qui, sans volonté pourtant d’agir en militance, œuvrent à repousser les images stéréotypées et à créer des ouvertures nouvelles, notamment dans l’œil d’un public – notre fragile société – qui en a bien besoin.
Pour mieux humer le phénomène, nous sommes partis à la rencontre de trois de ces groupes hautement énergétiques : Projet PDF – Portés de femmes (Cartons Production), Mad in Finland (Galapiat Cirque) et le Naga Collective avec Persona, à voir tout bientôt en nos contrées (1). En poche, une bonne batterie de questions : le cirque est-il progressiste ? Est-ce que ces collectifs féminins parlent nécessairement… de la femme ? Y aurait-il un art féminin à opposer à un art masculin ? Autant d’interrogations… qui me sont vite revenues comme un boomerang : « On ne signe pas de manifeste féministe. On travaille ! », résume efficacement Virginie Strub, qui met en scène Persona, du Naga Collective. « C’est marrant que lorsqu’une femme ou un groupe de femmes met un pied sur le plateau, c’est comme si on revendiquait quelque chose ! Quand un collectif entièrement masculin monte sur un plateau, est-ce qu’on lui demande s’il va exclusivement parler de la condition masculine ? » Et toc.
Utile réveil : on se réunit d’abord par affinités électives ; un groupe d’artistes n’est pas un parti politique. Le Naga, Mad in Finland ou Projet PDF se sont tous formés par des sensibilités artistiques communes, pas par défi anti-mecs. « On n’essaye pas d’être ‘contre’, on n’est contre rien », souligne Virginie Baes, la metteuse en scène du Projet PDF. « C’est avant tout 16 femmes qui se sont réunies avec l’envie de travailler les portés autrement. C’est l’extérieur qui dit : ‘Tiens, vous n’êtes que des femmes’. Comme si notre discours devait se limiter à cela, comme si, éternellement, la femme avait moins à dire que l’homme. Mais de l’intérieur, il y a toutes les nuances d’un travail acharné, d’une mise à niveau collective, d’un travail de ouf. C’est tout ce qui compte pour nous. »
Le spectacle Mad in Finland, qui réunit 7 furieuses circassiennes issues de… Finlande, parle bien moins de la féminité que de la Finlande ! « Nous sommes sept amies, on se connaît par cœur, ce qui a énormément aidé pour le travail. Au départ, le thème, c’est notre pays d’origine. Ce n’est qu’après, suite aux réactions du public, qu’on s’est rendu compte de la portée éventuellement féminine du spectacle », expliquent Lotta Paavilainen et Stina Kopra, qui forment également depuis 2008 un duo irrésistible de rola-bola, où la féminité se dévoile à rebrousse-poil. « Les gens viennent vers nous, pour nous dire que cela fait tellement de bien de voir un groupe de femmes, que nous sommes différentes, qu’il y a une force qui les touche ».
Pour Louise-Michèle You, chargée de diffusion de Mad in Finland, la féminité du groupe est à la fois un atout et un carcan : « Des programmateurs me demandent le spectacle justement parce qu’il est porté par un groupe de femmes. C’est recherché. En même temps, cela peut être enfermant : oui, elles sont des femmes. Mais c’est avant tout du cirque, pas un manifeste. » On peut toutefois agir pour une cause sans brandir d’étendard : « J’observe un saisissement chez les spectateurs. Je pense que ça fait du bien de voir des femmes qui ne sont pas dans le registre de la fragilité, de la sensualité, etc. Je vois notamment des petites filles admiratives, qui grandiront aussi avec ces images de femmes puissantes », rapporte Louise-Michèle.
Le cirque a-t-il la capacité de faire changer les mentalités, un peu, passionnément ? « C’est évident », répond Virginie Baes. « Dans le Projet PDF, les artistes bougent les codes. Alors que l’image classique met en bas l’homme musclé et en haut la poupée de boîte à musique qui valse dans tous les sens, le spectacle montre des corps équivalents qui se portent, avec une place faite à toutes leurs magnifiques différences ! En tant qu’artistes, nous avons une responsabilité. Nous sommes scrutées, attendues doublement peut-être. C’est à nous de forger des images inspirées par la collaboration, le respect, le partage. »
« Il y a une régression dans la société vis-à-vis de l’égalité entre les genres », estime Virginie Strub. « C’est beau de voir l’ouverture du cirque. La misogynie me semble moins prégnante. Les femmes s’entraînent autant, se tordent autant, n’ont pas plus peur du vide et arrivent autant que les hommes ! La capacité féminine n’est pas discutable. C’est plus le geste que le genre qui entre en ligne de compte. Et le public, qui reçoit tout cela par les tripes et la peau, par la respiration et l’empathie physique, peut vivre cela profondément. J’ai l’impression que le cirque a comme une longueur d’avance et pourrait être un modèle. » Pas de manifeste ? Peut-être. Mais une révolution par l’acte.
(1) Projet PDF, le 22/03 à Wolubilis (Woluwe-Saint-Lambert), dans le cadre du Festival UP!
Persona, par le Naga Collective, les 13 et 14/03 au Théâtre National (Bruxelles), dans le cadre du Festival UP!
Mad in Finland, par Galapiat Cirque, du 21 au 23/03 au Bateau Feu à Dunkerque (F).
Six spectacles à rebrousse-poil
Dans l’histoire récente du cirque, petite sélection de spectacles qui remettent le genre à l’endroit, sous l’énergie de créatrices ou de compagnies à la folie contagieuse.
« Éloge du poil », de Jeanne Mordoj (2007)
Un solo à la coupe parfaite, un coup de maîtresse pour Jeanne Mordoj, femme à barbe mais aussi ventriloque de crâne, jongleuse de jaunes d’œufs et philosophe aigue. Une sorcière magnifique : elle a envoûté le cirque, il ne s’en est jamais remis.
« Les princesses », du Cheptel Aleïkoum (2016)
« Les princesses… ou ce qu’il en reste », annonce le collectif français, qui réussit à allier propos grinçant (l’envers du rêve, l’envers du conte de fée) et joie contagieuse. L’humour s’y pique d’envol et de rock’n’roll, de franchise et de vraie grâce.
« P.P.P. », de Phia Ménard (2008)
« Acceptons-nous tels que nous sommes », encourage Phia Ménard, née Philippe il y a 46 ans. Dans P.P.P. (Position parallèle au plancher), l’artiste transsexuelle jongle avec la glace comme avec son identité, au fil d’un solo qui fera date.
« Ose », de Chloé Moglia (2016)
Formant d’abord un passionnant duo aérien avec Mélissa Von Vépy, Chloé Moglia poursuit une route exigeante en solo, comme pour cet Ose, où elle dirige trois femmes qui défient l’altitude et la solitude pour créer l’unisson.
« L’Angela Bête », par Angela Laurier (2012)
Angela Laurier, c’est l’eau et le feu en une même personnalité explosive, contorsionniste à la pensée aussi sage que sauvage. Ses créations visent toutes à percer la folie du monde, comme cette pièce-concert où elle ausculte sa vie sans fard.
« 8 ans, 5 mois, 4 semaines, 2 jours », par Bert & Fred (2015)
Sous leurs assauts comiques et acrobatiques, Bert (lui) et Fred (elle) dézinguent la répartition patriarcale des rôles. Quand le sexe dit « faible » gagne au bras-de-fer, c’est que l’adjectif est mauvais. Veillez à toujours être du bon côté de la scie sauteuse.
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L'auteur.e de l'article
Laurent Ancion
Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.