À Bruxelles, le cirque pousse aussi entre les pavés : à côté des lieux « consacrés », une myriade de lieux « bis », parfois éphémères, permettent de s’entraîner, de se croiser, de continuer à chercher entre deux résidences. Comment y travaille-t-on ? Comment ça s’organise ? Radiographie d’une débrouille inspirée.
À l’instar de la danse ou du théâtre, le cirque a ses lieux dédiés au cœur de la cité : écoles, espaces de création, résidences, lieux de représentation. La ville, logiquement, attire les circassiens… et cet enthousiasme essaime : aux quatre coins de Bruxelles fleurissent aussi des lieux « bis », qui répondent à l’impérieux besoin d’espace de travail et marchent essentiellement à l’huile de coude, à la passion et au bon filon qu’on se refile. Des lieux d’« entre-deux », souvent éphémères, portés par mille situations intermédiaires, aux besoins différents, mais avec un même désir : celui de continuer à pratiquer son art quoi qu’il arrive.
Cogérés, bricolés, ouverts à 360 degrés, hyper structurés ou volontairement improvisés, comment ces espaces se développent-ils ? Comment y travaille-t-on ? C’est avec ces questions qu’on a traversé Bruxelles pour explorer trois de ces expériences.
À Schaerbeek, sur les coteaux, c’est bien l’idée d’« entre-deux » qui a mené Léonore Forêt à l’espace Van Dyck. « J’ai commencé le cirque assez tard », explique-t-elle. « En tant qu’adulte de niveau semi-professionnel, c’est parfois difficile de trouver l’espace adéquat pour continuer à pratiquer et à progresser, à plus forte raison quand on fait de l’aérien. » Léonore recherchait un lieu qui ne soit ni une école, ni un espace de création réservé aux pros, où les créneaux disponibles sont très serrés. « Nous avons trouvé cette salle, que la commune de Schaerbeek met à disposition de diverses ASBL. Deux jours par semaine, je m’y entraîne et je donne cours à des adultes. Peu importe l’âge et le niveau, je trouve que le cirque doit rester accessible à quiconque a le désir de le pratiquer. Ces espaces de travail libres, ni école ni scène pro, sont nécessaires car ils permettent la pratique en continu. Sans espace, pas de mouvement, pas de cirque ! »
La maison-cirque
L’espace de travail est tellement vital que certains décident même… d’y vivre. Comme à l’Argonne, une maison de circassiens cachée derrière la gare du Midi. Cette ancienne bonneterie abrite depuis six ans une communauté qui vit et travaille sur place. « L’Argonne, c’est une famille », me dit Pietro Sicilien en pointant l’arbre généalogique au mur. « Chaque colocataire qui nous quitte trouve lui-même son remplaçant. Mais la maison reste toujours ouverte à ses anciens habitants. » Ici, les chambres et la cuisine sont réduites à la portion congrue : la salle d’entraînement se taille la part du lion, au cœur du foyer. « On s’entraîne en continu, de l’aube jusqu’à tard dans la nuit », ajoute Daniele Contino. « C’est un vrai luxe d’avoir son propre espace, de pouvoir pratiquer des disciplines aussi ‘encombrantes’ que le trapèze, le tissu ou la roue Cyr chez soi, peu importe la météo ! C’est incroyablement stimulant aussi. Il y a une émulation permanente qui permet à tous de beaucoup progresser. » Et quand on veut déconnecter ? « Oui, c’est le danger », admet Mami Kitagawa. « Il faut savoir conserver un équilibre, une part de vie privée. Mais nous sommes tous ici parce que nous traversons une phase de vie où notre art prime. »
Du Paradis au Far-West
Et puis, il y a les « vraies » friches, celle où l’on vient poser sa caravane pour une nuit ou pour un an. Elles se font rares, mais elles existent. L’acrobate Jenny Rombai en a connu quelques-unes. « Depuis la fin du ‘Paradis’, un lieu qui accueillait les camions et caravanes des circassiens à Auderghem, on cherchait un terrain où se poser », explique-t-elle. « Près de l’ancien siège de la RTBF, il y avait un grand parking avec un bâtiment abandonné. À l’étage, une ancienne cantine se prêtait à être transformée en espace de répétition. » La RTT était née, en 2005. D’abord lieu de vie et d’accueil pour circassiens itinérants, l’endroit devient vite un flamboyant foyer de création. « Il y avait une trentaine d’ateliers d’artistes, trois salles de musique et notre espace cirque, théâtre et danse », se souvient Jenny. « On y a croisé du monde : Tatiana Boum, François Juliot, Anna Buhr, Le Cirque du Platzack, Mauro Paccagnella, le Maltotango, Mathieu Ha, Le Cirque électrique,… À l’époque, je travaillais avec Colin Jolet sur le spectacle Fable Moderne. On créait en totale liberté, car il n’y avait aucune contrainte de temps ou de rentabilité. Ces huit années de vie à la RTT sont inoubliables, car riches de rencontres, de travail, d’émotions. » Le bail précaire conclu avec les propriétaires de la RTT a pris fin en 2013. Depuis, Jenny a posé son camion au Far-West, une nouvelle friche d’artistes sise dans un ancien hangar, à Vilvoorde. « Je suis très attachée à cette vie en communauté, même si ce n’est pas une forme de vie facile tous les jours. Mais comme dit un proverbe chinois : ‘Tout seul on va plus vite, à plein on va plus loin’. »
Bruxelles, dernière capitale non formatée ?
Pauline de La Boulaye est journaliste et chercheuse. Au travers de son projet « BEING URBAN », à la fois parcours et livre[1], elle interroge le rapport entre l’art et les espaces disponibles dans la ville. Selon elle, la densification urbaine risque d’entraîner une disparition progressive de l’art dans l’espace public, faute de place et de liberté… Une invitation à l’audace et à la résistance.
Qu’en est-il de l’espace disponible à Bruxelles pour « créer librement » ?
Bruxelles est la dernière capitale européenne où il reste encore des espaces vierges, des friches. Contrairement à Londres, Paris ou Berlin, on peut encore y trouver des interstices de liberté en plein centre-ville. Si les urbanistes passent à côté de cette grande qualité et continuent de « surconstruire », la ville risque de se « gentrifier », se lisser et perdre cet attrait qui en fait notamment un carrefour des arts du cirque.
Outre le besoin d’espace, en quoi ces lieux non attribués sont-ils si importants ?
Ce sont des « lieux creux », des pages blanches où la liberté créative est permise. On a vu comment, dans les années 60, l’avènement de l’urbanisme a généré de nouvelles formes artistiques, telles la performance ou le situationnisme. Le nouveau cirque émerge aussi de cette prise de position par rapport à des modes de vie très formatés. C’est pourquoi il faut préserver ces espaces de libertés, les aménager pour en faire des fabriques artistiques, où tout est possible.
[1] « Being Urban, pour l’art dans la ville [Bruxelles] », P. de La Boulaye et A. Grimmeau, ISELP/CFC-Éditions, 2016.
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