Jan/Fév/Mars 2017

Cirque et cinéma peuvent-ils s’enlacer ? Dans les coulisses du spectacle « À nos fantômes », les acrobates Sarah Devaux et Célia Casagrande-Pouchet, de la Compagnie Menteuses, joignent leurs forces au réalisateur Tom Boccara, pour une rencontre pleine de promesses, d’humour et de mystère.

« La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine », chantait Bashung sur l’album « Fantaisie militaire ». Trois intrépides, qui n’ont pas peur du voile des songes, ont clairement décidé de monter à bord d’un de ces trains de passage. Destination ? À nos fantômes, un spectacle taillé dans l’étoffe dont sont faits nos envies et nos rêves. Et plus singulièrement ceux de Gloria. Est-elle cantatrice ? Patineuse artistique ? Ex-boxeuse ? Sirène suédoise ? En scène, la réalité glisse, se dédouble, joue au montage alterné, se fragmente en flash-back. C’est que la Compagnie Menteuses nous soude, caustique, un alliage inattendu : celui du cirque et du langage cinématographique. Un mariage où bien d’autres invités – le théâtre, un vaste travail sur le son, le découpage de la lumière – ne font pas que tenir la chandelle. Ce mariage pour tous (les genres) fut l’une des sensations de la programmation conjointe des festivals XS et UP! en mars 2016 – et s’apprête à se dévoiler en version longue. Mais c’est dès 2011 que le voyage a commencé.

Célia Casagrande-Pouchet et Sarah Devaux se rencontrent à l’Esac, à Bruxelles. L’une est arrivée de Bourgoin-Jallieu, près de Lyon, l’autre de Besançon, et toutes deux sont passées par la pratique du théâtre et l’apprentissage passionné du cirque aux quatre coins de la France. Très vite, sans être dans la même promotion (Célia est aînée d’un an), un duo électif se forme, d’abord artistique, puis amical. Un même goût pour le jeu, pour la recherche au-delà de la technique commune (la corde) et un même prof (Roman Fedin) dont elles aiment autant la rigueur qu’elles aiment la défier ! De courtes présentations en dehors de l’école en stage déterminant (« Cirque et cinéma », en 2012, à Avignon), il devient évident pour Sarah et Célia de passer à la création. Avec cette idée « cinéma » en tête, elles inventent un personnage double, expression visible de ses rêves et envies. Une projection ? Ne manquait qu’un metteur en scène féru de cinéma pour régler la focale. Tom Boccara rejoint le train en septembre 2015, grâce à Catherine Magis, de l’Espace Catastrophe. Tom a réalisé Houle sentimentale ou Zoufs, pratique le cirque (en amateur) depuis l’enfance, mais n’en a jamais mis en scène. La rencontre fait des étincelles : Sarah et Célia, circassiennes se méfiant de la démonstration technique, et Tom, réalisateur ici sans caméra, allaient créer un langage qui n’appartient qu’à eux. « On a fait des détours, on s’est réorienté en cours, mais on a toujours suivi notre intuition », confie le trio. Alors, voleurs d’amphores ou dynamiteurs d’aqueduc, si on faisait le grand saut dans l’imaginaire des Menteuses, qu’y trouverait-on ?

Du cinéma
À la croisée du cirque et du cinéma, on trouve quoi ? Une idée géniale : non pas utiliser des images filmées, mais les codes du cinéma. « Comment, en scène, faire un gros plan ? Comment zoome-t-on sur le détail d’un geste, d’un visage ? Comment enchaîne-t-on les séquences ? On avait envie de voir à quoi pouvaient correspondre un travelling, un insert, le dédoublement du cadre », explique Sarah Devaux. « Le cinéma se retrouve dans la suggestion des images : la caméra, c’est chaque spectateur et ce qu’il y voit », poursuit Tom Boccara. « Les lumières créent un hors-champ et un découpage, le son et ses bruits donnent à imaginer des lieux, le cadre de l’action n’est pas l’ultime limite et nous invite ailleurs… Les images que les spectateurs se créent eux-mêmes dans la tête sont toujours les plus belles et les plus fortes. »

Une Gloria au carré
Tragicomique, mégalo, nostalgique et parfaitement magnétique, le personnage de Gloria, envolé sur la corde ou exilé au sol, « c’est tout et son contraire. Elle est tout ce qu’on peut projeter », dit Célia, qui se dédouble en Sarah (et inversement). « Gloria a un nombre incroyable de métiers », sourit Tom. « Elle rend possible tout ce qui est impossible dans la vie : notre envie de vivre à 1000%, nos rêves enfouis depuis l’enfance, l’enfermement du quotidien qui musèle tout cela. Comment explorer le rapport entre dehors et dedans, entre la réalité et les rêves qu’on a dans la tête ? Le spectacle propose d’aller voir la cohabitation entre ces deux choses-là ». À nos fantômes, à nos fantasmes, trinquons à l’acceptation de tout ce que l’on voudrait être… Sans oublier qu’au cirque, le quotidien est toujours un peu extraordinaire.

De l’intuition
Tant par son thème (voir comment le réel et l’imaginaire s’arrangent entre eux) que par sa recherche (alliant une foule de disciplines), À nos fantômes semble tout entier bâti sur l’intuition. « Le temps de la création a été long parce qu’on s’est laissé le temps d’aller se perdre », observe Célia Casagrande-Pouchet. « Sur d’autres projets, certains metteurs en scène savent d’emblée où ils veulent aller et tout va très vite. Nous, c’est en se perdant qu’on s’est trouvés. Cette création nous a beaucoup appris. C’est étonnant de lâcher ses repères et de se rendre compte qu’on arrive quelque part ! » Ami spectateur, il te faudra toi aussi lâcher ta boussole habituelle. « Ce qu’on raconte, je pense que c’est de l’ordre de la sensation », décrit Sarah. « Nous voulons toucher des choses qui passent principalement par le corps… sans pour autant oublier l’ingrédient possible des mots. »

De l’indiscipliné
Le cirque est-il prouesse ? « La technique pour la technique, ça nous a toujours ennuyées », révèle Sarah. « L’apprentissage technique est fondamental, mais dans le but d’aller chercher autre chose. C’est comme au théâtre : si la phrase que tu as à dire n’a pas de sens, qu’est-ce qui justifie de la dire ? Ici, c’est pareil, la prouesse n’est pas une fin en soi. On commence par se demander ce qu’on a à dire. Pour le formuler, le cirque est un outil parmi d’autres, comme la voix, le son, le jeu, la lumière,… » Sarah comme Célia ont pratiqué d’autres arts de la scène avant le cirque. « Ça remet les choses à égalité », résume Célia, qui souligne aussi l’ouverture de l’art théâtral. « Les disciplines se mélangent, c’est évident. Le moment est propice pour interroger nos agrès, qui nous donnent à la fois une contrainte et une liberté énorme. »

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.