Sous les clichés, la rage

Oct/Nov/Déc 2018

Depuis près de 50 ans, le « nouveau cirque » puis le « cirque contemporain » ont totalement révolutionné les pistes. Pourtant, l’image du lion et des paillettes domptent encore nos imaginaires. Et si on empoignait dix solides stéréotypes, histoire de se désensabler les écoutilles ?

En inventant le cirque dit « moderne » en 1768, le beau cavalier et homme d’affaires Philip Astley avait-il imaginé l’impact que ses chevaux et sa piste circulaire londonienne allaient avoir sur nos imaginaires ? Propulsée par un succès international durant près de deux siècles (de 1768 à 1968), son invention a squatté nos rétines. Toutefois, si la veste militaire rouge, le cercle de 13 mètres de diamètre et les animaux sauvages continuent à piloter nos cerveaux, cette forme de cirque n’est qu’une virgule dans une très longue histoire venue de la nuit des temps et en continuelle révolution.

Pourquoi ne perçoit-on qu’une partie de cette histoire ? Les stéréotypes empêchent d’accéder à la nuance du réel. Le cirque qu’il soit dit traditionnel, moderne, nouveau ou contemporain, traîne une solide série de vieilles casseroles et s’en paye même quelques nouvelles. Parmi celles-ci, deux grandes tendances, qui font du bruit et reflètent bien le grand écart des perceptions. Tendance 1 : le cirque, je n’aime pas, c’est Monsieur Loyal et ses lions, ça sent la bête. Tendance 2 : le cirque actuel, je n’aime pas, c’est abstrait et incompréhensible.

On admettra qu’il y a là comme un frottement assez explosif d’idées préconçues ! Plutôt qu’enfouir la tête dans le sable, ne serait-il pas judicieux de nommer certains clichés auxquels est soumis le cirque et d’aller gratter un peu derrière leur vernis tout craquelé ? Cette entreprise de décapage n’aura qu’une ambition : montrer que le cirque est multiple. Le cantonner à une seule définition – traditionnelle ou contemporaine – est de toute évidence réducteur. Il est temps : en Europe occidentale, le « nouveau cirque », né dans l’élan de Mai 68 et centré sur l’humain, fait déjà figure de vétéran, puisqu’il fête ses 50 ans ! Ce cirque sans animaux a grandi en marge des festivals de musique folk, porté par des artistes qui préféraient l’intime au grandiloquent. Le cirque contemporain (ou actuel), apparu au début des années 90 avec les premiers diplômés des écoles occidentales, fête quant à lui ses 25 ans. L’âge adulte, on ne peut plus parler d’adolescence. Rançon de la gloire, il est lui-même l’objet de stéréotypes qui valent leur pesant de biscotos. Allez hop, au boulot !

Cliché n°1 « Le cirque, c’est des lions »
En Belgique, c’est définitivement niet : depuis mars 2014, la loi belge interdit formellement l’usage des animaux sauvages dans les cirques et les expositions itinérantes. Le lion, la panthère ou l’éléphant, comme images du cirque, c’est terminé (lire également [Vers un cirque « Animaux Free »?]).
Signe des temps : en France, où l’usage des animaux dépend encore des départements, AndréJoseph Bouglione, descendant de l’illustre famille, s’apprête à lancer ce qu’il nomme « le premier éco-cirque », écologique et sans aucun animal, qui devrait voir le jour à l’horizon 2019. L’ancien dompteur de fauves fait rugir une partie de ses pairs, que l’opinion publique (et donc la caisse enregistreuse) poussera vraisemblablement à évoluer. Et penser que le cirque contemporain n’utilise pas d’animaux… est également une idée préconçue : dans le très beau Morsure (2015), la compagnie française Rasposo utilisait un tigre (remplacé par un homme dans la tournée en Hollande !). Quant au Baro d’evel, il joue en compagnie du corbeau-pie Pius dans son superbe spectacle .

Cliché n°2 : « Le cirque, c’est pour les enfants »
Le cirque dit traditionnel est-il pour les enfants ? Il suffit de récolter les témoignages d’adultes qui racontent leur effroi d’enfance à la vision des clowns vociférant et des tigres mités pour en douter fortement. Disons qu’en tant que médecin, on ne prescrirait pas le cirque traditionnel aux enfants en vitamine obligatoire. En fait, l’étiquette « pour enfants » apposée sur le cirque est sans rapport avec la réalité – ou très datée. On observe le même phénomène, par exemple, pour la marionnette. Le cirque actuel, qui construit sa légitimité, produit peu de spectacles explicitement dédiés au jeune public, sans doute en partie par réaction (même inconsciente) contre ce cliché. Certaines créations sont même déconseillées avant 12 ou 14 ans, comme le puissant Strach, a fear song du Théâtre d’1 Jour dévoilé au dernier Festival UP! Par ses sujets de plus en plus profonds, ses disciplines essentiellement collaboratives et sa force d’évocation, le cirque est un art fédérateur, des âges comme des sensibilités. En cela, il est pour enfants, pour adolescents, pour adultes : chacun lira à sa guise ce livre qui se passe souvent de mots et atteint l’âme.

Cliché n°3 : « Le cirque, c’est toujours pareil »
Parmi les arts, le cirque est sans aucun doute l’un de ceux dont l’évolution et les révolutions successives ont été les plus rapides ces dernières années. En 50 ans, le cirque s’est totalement rénové en se frottant à la musique, au théâtre ou à la danse (nouveau cirque), puis en cherchant son écriture singulière et sa dramaturgie propre (cirque contemporain). La recherche est en plein boom et mille et une formes nouvelles surgissent, qui interrogent de plus en plus la notion de prouesse. En viendra-t-on au « non-cirque », comme on en est venu à la « non-danse » dans les années 90 ? Pourquoi pas. Il faudra sans doute passer par une certaine radicalité pour se détacher de l’image figée du cirque traditionnel ou de celle du Cirque du Soleil, dont l’ombre masque une passionnante diversité. Depuis le premier geste circassien, à la préhistoire, en passant par les acrobates du moyen-âge, chacun sait, pourtant, que le cirque a toujours changé. Le réduire à une seule image (quelle qu’elle soit d’ailleurs) revient souvent à prêcher pour sa chapelle, en ignorant stratégiquement le reste.

Cliché n°4 « Le cirque, ce n’est pas un métier »
« Ah, vous êtes jongleur ? Et sinon, c’est quoi votre métier ? ». Mythe romantique ou manque d’information, le cliché du « hobby » a la dent dure. Alors oui, bien entendu, le cirque peut être un loisir, mais il constitue également un métier. À Bruxelles, l’Ésac (École supérieure des arts du cirque) est reconnue depuis 2003 comme 16 e école supérieure des Arts en Fédération Wallonie-Bruxelles. On peut donc étudier le cirque comme on étudie par exemple la médecine ou l’architecture, et en être diplômé. Par ailleurs, le secteur a connu une large professionnalisation au fil des trente dernières années. Les compagnies jouent sous contrats, ont accès à des subventions du Ministère de la Culture, etc. Les cirques dits traditionnels, même s’ils regrettent de ne pas bénéficier du même accès aux financements de l’Etat, se sont toutefois aussi fortement professionnalisés. Des artistes « contemporains » vont jouer d’ailleurs dans le « traditionnel » : les cirques Monti, Knee ou Roncalli par exemple sont de gros employeurs et leurs longues tournées permettent parfois aux circassiens d’obtenir leur statut d’artiste. Le mythe hippie du cracheur de feu qui habite dans son van n’est pas pour autant pure fiction : certains circassiens totalement « roots » restent itinérants, semelles au vent, voyageant comme l’hirondelle au gré des saisons.

Clichés n°5 : « Le cirque, c’est sexiste »
L’homme viril, au torse bombé, la femme potiche, au décolleté jusqu’au nombril. Du lanceur de couteau au prestidigitateur, le cirque, notamment dans sa plus simple expression télévisée, a longtemps cultivé un sexisme basique, ne tolérant pas d’exception à cette terrifiante règle binaire. On se souviendra pourtant que l’histoire, à défaut de compter de nombreux hommes jouant sur leur sensibilité, a connu de nombreuses femmes de poigne, comme Madame Saqui ou, plus récemment, Maud Grüss, qui conduisait 15 chevaux à la fois. Dans le rêve et le combat pour une société plus égalitaire, déliée du diktat des genres, les cartes sont rebattues aujourd’hui. Les hommes se montrent sous un jour moins répétitif, les rôles s’inversent, comme dans le duo formé par Bert en Fred où c’est cette dernière qui découpe une planche à la scie sauteuse autour de son comparse et tient clairement le manche. Et l’on assiste à une réjouissante vague féminine voire féministe, avec PDF, Les Tenaces, Mad in Finland, Capilotractées, L’effet Bekkrell, Persona, Les Menteuses,… Collaboratif, non compétitif et assez égalitaire dans ses pratiques, le cirque a clairement son rôle à jouer dans l’épanouissement collectif (dont il n’est pas interdit de rêver).

Cliché n°6 « Le cirque, c’est les clowns »
C’était peut-être vrai pour les clowns de reprise, qui ponctuaient les spectacles de cirque traditionnel, ou les grands solistes des XIX e et XX e siècles (Gérôme Medrano, les Fratellini, Grock, Achille Zavatta). Aujourd’hui, le clown s’est en fait détaché du cirque et s’est autonomisé (Howard Buten, Vincent Rouche, Cédric Paga, Bonaventure Gacon,…). Et si le cirque actuel intègre de plus en plus de jeu à sa dramaturgie, ce jeu n’est pas que clownesque : il peut être tragique et chercher d’autres couleurs, voire nos larmes. Vieille querelle insoluble, le clown a toujours appartenu autant au théâtre (chez Shakespeare ou Beckett par exemple) qu’au cirque, dont il est parfois devenu le symbole, jusqu’au trop-plein. Effronté et parfaitement indépendantiste, l’art clownesque est lui-même indifférent à ces excès, et poursuit sa transformation, y compris au cinéma, de Tati à Abel & Gordon.

Cliché n°7 « Le cirque, ça ne raconte rien »
Qui irait au spectacle si ça ne lui racontait rien ? Il y a fort à parier que dans ses formes les plus anciennes et les moins verbales, le cirque a toujours raconté quelque chose à son public.
Le cirque traditionnel, qui ne semble pas expressément narratif, établit avec ses spectateurs une sorte de dialogue de « corps à corps » : on lit en lui notre insatiable envie de nous dépasser, notre rêve d’envol. On connaît désormais l’action des neurones-miroir, qui s’activent de la même façon lorsque nous observons une action que lorsque nous l’exécutons nous-mêmes. Le processus d’identification, ça marche donc aussi pour le cirque ! Le cirque raconte… et raconte de plus en plus : depuis plusieurs décennies, les artistes cherchent à donner du sens à leur prouesse, à construire une narration, souvent par l’action physique, parfois par d’autres canaux. Le cirque, longtemps muet (sauf Monsieur Loyal), se découvre un don de parole et le conquiert sans vergogne, quitte à parfois le faire de façon un peu échevelée – car il doit alors savoir écrire et jouer, deux sacrés métiers. Signe des temps, à nouveau : Laurence Vielle a été nommée dans la section « Meilleur(e) auteur » aux Prix de la Critique pour son travail d’écriture dans Burning, spectacle de l’Habeas Corpus Compagnie évoquant le burn-out.

Cliché n°8 « Le cirque, c’est populaire »
Malgré la très rude concurrence du cinéma et de la télévision dès les années 60, le cirque, en France par exemple, avait pu se maintenir comme troisième loisir préféré de la population jusqu’en 2015. Mais aux quatre coins du globe, les temps changent. La question animale n’y est certainement pas étrangère. En mai 2017, aux USA, le légendaire Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus annonçait la faillite de ses activités après 146 ans de tournée. En France, c’est le cirque Pinder, fondé en 1854, qui a été placé en liquidation judiciaire en mai 2018. Si certains cirques dits traditionnels maintiennent la tournée de ville en ville avec les grands chapiteaux (ce qui est également le cas du Cirque du Soleil, proche du cirque traditionnel, mais sans animaux), le lien avec les spectateurs se réinvente depuis longtemps dans des formes plus intimes. On y perd peut-être l’aspect « populaire » au sens de consommation de masse, mais on y gagne une définition renouvelée du terme : des spectacles « populaires », c’est-à-dire souvent accessibles à une large audience quels que soient son âge ou sa langue maternelle. Des spectacles qui s’invitent de plus en plus largement dans les théâtres, les festivals de danse, accréditant le cirque comme l’égal des autres arts de la scène : danse, théâtre, musique ou opéra.

Cliché n°9 : « Le cirque contemporain, c’est rébarbatif »
Le cliché du spectacle austère, joué dans une cave expérimentale et sombre, pour trois pelés et deux tondus, a lui aussi la dent dure. Mais le stéréotype du « cirque contemporain et rébarbatif » est souvent véhiculé par des gens… qui ne vont jamais voir de spectacles.
Logique, puisque toute idée préconçue juge sans connaître. À Bruxelles, il suffit pourtant de se balader à Hopla!, au Festival UP!, à Hors Pistes, aux Fêtes Romanes ou au Visueel Festival Visuel – entre autres – pour voir la ferveur du public envers des créations contemporaines, audacieuses, réjouissantes, étonnantes, hors normes. Un cirque créatif et inventif, qui cherche à nous parler aujourd’hui et pas du tout à se regarder le nombril. On sait que la danse contemporaine connaît le même procès d’intention. Peut-être l’adjectif « contemporain » faitil peur en lui-même ? Pour l’éviter, de nombreux professionnels préfèrent d’ailleurs parler de « cirque actuel ». Dans quelques années, le mot « cirque » suffira sans doute.

Cliché n°10 « Le cirque, ça casse les corps »
Personne ne pourra empêcher un jeune étudiant d’une école professionnelle de cirque d’exagérer la pression physique, de jour comme de nuit. Mais les pratiques en Europe sont très éloignées de méthodes d’entraînement quasi « sadiques » comme ce fut et peut encore être le cas dans certaines écoles de cirque en Chine, par exemple. Les écoles supérieures de cirque disposent de spécialistes (kinésithérapeutes, ostéopathes) et mettent au programme des cours de connaissance du corps et de soins. De plus en plus de circassiens, lors d’une éventuelle reconversion professionnelle, se dirigent vers la kiné, le yoga et des métiers de soin, grâce à leur bagage très riche. Tout au long de leur vie, les praticiens du cirque repoussent leurs limites… en apprenant à les connaître. Une conscience que n’a peut-être pas la personne qui passera toute sa carrière derrière un bureau, s’exposant à un risque de santé important, mais plus invisible.

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.