Douze défis pour demain

Oct/Nov/Déc 2018

Éviter la pommade, oser les questions qui fâchent. Quelles sont les forces et les défis pour Bruxelles la circassienne ? Nous sommes partis à la rencontre de douze opérateurs du secteur : ils partagent leurs constats, leurs envies et leurs rêves. Comment ces spécialistes voient-ils le cirque de demain en notre belge capitale ? Et comment muer les à-coups en atouts ?

Réfléchir à l’avenir du cirque à Bruxelles en partant des atouts qui distinguent la capitale belge des autres villes de cirque. Mais aussi pointer les manques et les freins. Sans oublier de rêver le « mieux dans un monde parfait » dans dix ans ! Telles sont les réjouissantes perspectives et les piquants défis que nous avons voulu évoquer avec douze des principaux opérateurs du monde circassien à Bruxelles. L’accueil a été enthousiaste : tous ont retroussé les manches de leur imagination. Pour pimenter le tout, chaque interlocuteur a été vu séparément, se confiant sans bouée et sans savoir ce qu’avaient dit les autres. Posément et librement. On y retrouve des idées communes, parfois des choses attendues, d’autres moins. Certains ont rêvé plus collectivement que d’autres, bien occupés à souquer pour maintenir le cap de leur navire. Voici le résultat, une image passionnée, créative et diversifiée. À l’image du cirque à Bruxelles, fruit d’un mélange sans frontière.

Valérie Mahieu et France Deblaere
La complémentarité entre les spectacles programmés à Wolubilis (par Valérie Mahieu) et les Fêtes Romanes (organisées par France Deblaere) donne à Woluwe-Saint-Lambert un statut de pôle circassien, où créations et résidences se combinent avec l’accueil de spectacles internationaux.

« Le cirque est une discipline de rencontres et d’échanges. Avec son caractère multiculturel affirmé, Bruxelles a tous les atouts pour en être une plaque tournante », avance Valérie Mahieu, directrice artistique du Théâtre de Wolubilis. Comme beaucoup de circassiens s’exportent, l’aura de la ville se renforce. « On a vu ce phénomène avec les Fêtes Romanes », poursuit France Deblaere, programmatrice au Centre Culturel Wolubilis. « Ce qui était un événement local est devenu une plateforme pour le secteur et le public. Grâce à la dynamique des résidences, on y voit chaque année des créations et des premières qui à leur tour suscitent des rencontres. » Côté scènes, c’est toujours fort cloisonné, regrette Valérie : « Le cirque est encore trop peu présent lors d’événements professionnels comme le festival Propulse, par exemple ». Elle souhaiterait des moyens accrus pour les marchés d’échange en amont des projets, première étape indispensable aux co-productions. « Le secteur manque encore de reconnaissance, il y a toujours des gens qui ne s’intéressent pas au cirque et des lieux qui lui sont fermés. »
Dans dix ans, estime le duo, les moyens en faveur du cirque pourraient être plus importants, notamment grâce au système du tax shelter. « Chaque soutien financier, même minime, a un effet démultiplicateur. C’est ce qu’on observe dans le milieu des résidences où on travaille avec des petites compagnies », note France. On pourrait aussi voir davantage de créations jeune public. Le cirque, destiné à tous, ne sera pas limité à sa fonction ludique et exploitera les expressions d’un langage en soi.

Isabel Joly
Coordinatrice à la Fédération Européenne des Écoles de Cirque professionnelles (Fedec), Isabel Joly œuvre à mettre en réseau 60 membres, écoles, organisations et centres de recherches, répartis en Europe et au-delà pour soutenir et développer la formation professionnelle aux arts du cirque.

Installée à Bruxelles depuis seulement quelques mois, Isabel apprécie le côté décomplexé et décalé de ses habitants et de ses artistes. « On ne se prend pas au sérieux et en même temps on est très créatif et très précis. » Elle souligne que la ville est devenue une référence avec l’Ésac, le travail en profondeur de l’Espace Catastrophe et l’offre de l’Ecole du Cirque. « J’ai aussi l’impression qu’à Bruxelles, on ne sent pas le poids du cirque traditionnel, ce qui laisse au cirque contemporain toute sa place. C’est peut-être la raison pour laquelle le public s’y montre très ouvert. » Elle relève qu’un effort pourrait être fait pour soutenir la formation continue des artistes. « Quand ils sortent de l’école, ils manquent encore de lieux de création et d’entrainement pour développer et entretenir leur art. » Fascinée par le potentiel de la réalité virtuelle, elle y voit un laboratoire de création à défricher pour les arts circassiens. « Les artistes de cirque ont cette capacité à se déplacer à l’horizontale comme à la verticale. Les possibilités créatives de la réalité virtuelle sont énormes, et je trouve dommage qu’on la réduise encore trop souvent à un outil de communication et de marketing. C’est une démarche créative qui ne nécessite pas nécessairement de gros moyens, ça peut se faire à petite échelle. » Et dans dix ans, comme on aura intégré le cirque dans des programmations pluridisciplinaires, on aura fait découvrir cet art à des gens qui n’y avaient jamais goûté. « Les bonnes choses s’imposent d’elles-mêmes par la pratique et par la contagion. »

Alexandre Caputo
Le nouveau directeur du Théâtre des Tanneurs est depuis longtemps fasciné par les arts circassiens et leur engagement par le corps. Initiateur du festival XS au Théâtre National, il compte bien intégrer le cirque dans la programmation de sa nouvelle maison.

Pour Alexandre Caputo, l’essentiel n’est sans doute pas d’isoler ce qui distinguerait Bruxelles d’autres villes de cirque mais de renforcer une effervescence et un dynamisme autour de la discipline. « Dans cette ville, on est habitué à voir des spectacles multilingues, ce qui est une force et qui attire les artistes circassiens qui viennent du monde entier pour s’établir ici. » Il se réjouit de voir la multiplication des passerelles entre le théâtre et le cirque. « Dans un spectacle comme À nos fantômes, le cirque intègre des éléments théâtraux pour enrichir l’univers scénique et la relation entre les personnages. Chaque discipline est visible sans être mise en avant. Et on garde le plaisir et la magie des spectacles de cirque. » Il pointe le manque de lieux de répétition adaptés. La réponse n’est pas nécessairement dans la création de lieux spécifiques, dit-il, mais plutôt dans l’intégration des arts du cirque dans des infrastructures existantes. Aujourd’hui, la danse, le cirque et le hip hop ont beaucoup en commun et peuvent participer à une même création. « In fine, ce sont des outils de langage. » Dans dix ans, Alexandre souhaiterait voir le cirque intégrer de manière plus affirmée les programmations des salles de théâtre. « D’un côté, les programmateurs de théâtre sont souvent en recherche de sens, mais d’un autre côté, il n’y a pas encore des centaines de compagnies qui développent un travail d’écriture scénique singulier et fort. Il y a encore certainement des rapprochements à faire de part et d’autre. »

Caroline Detroux
Pour Cirqu’Conflex, à Anderlecht, le cirque peut être un formidable levier d’intégration sociale. Fondée il y a 23 ans par Vincent Bouzin, un assistant social toqué de cirque, l’asbl accueille, via différents partenariats, des publics très divers, souvent démunis, et toujours passionnés.

Multiculturelle et métissée, Bruxelles est une ville d’accueil idéale pour les artistes de cirque. À Cirqu’Conflex, qu’elle dirige depuis huit ans, Caroline Detroux voit passer toute la diversité circassienne de la ville. Jongleurs de rue, artistes de passage ou anciens étudiants viennent pratiquer, s’entraîner et partager leurs savoirs avec les jeunes du quartier. « On n’a pas d’objectif formaté, on essaie d’offrir un lieu, des équipements ou un accompagnement en fonction des attentes de notre public qui rassemble des gens aux profils très variés. » Pour elle, Bruxelles manque encore d’une vraie reconnaissance des arts du cirque, d’une plateforme d’information et d’une filière complète, qui irait de l’initiation au niveau professionnel. Restent les problèmes récurrents de financement. « Il y a un décalage entre les mécanismes de subvention et la réalité du terrain. Nos activités s’inscrivent dans un rythme scolaire alors que les dotations sont attribuées par année fiscale, ce qui ne permet pas de travailler sur le long terme ni de garantir l’emploi. » À cela s’ajoutent les incertitudes liées aux changements de législation et de personnel politique. « Notre asbl n’est jamais sûre de pouvoir encore fonctionner correctement le lendemain. Le bénévolat est déjà beaucoup mis à contribution. Ce serait indigne d’en demander plus à nos équipes. » Dans dix ans, Caroline espère voir des spectacles de cirque programmés dans la plupart des centres culturels et davantage de présence circassienne dans la rue. « Les envies et les compétences sont là, il manque juste la volonté politique. »

Catherine Magis & Benoît Litt
Avec l’Espace Catastrophe, ouvert à Saint-Gilles en 1995, Catherine et Benoît ont créé un lieu où les arts du cirque grandissent et se développent. Un lieu d’échanges, un laboratoire d’accompagnement qui favorise les rencontres, la création et la diffusion de spectacles.

Une foule d’artistes, très souvent formés à Bruxelles, ont choisi d’y vivre pour profiter de l’effervescence circassienne. « La diversité des cultures amène un éventail de propositions et de démarches artistiques très complémentaires qu’on ne trouve pas ailleurs », observe Catherine et Benoît. La multiplicité des projets fait de cette ville un laboratoire de création plus que de diffusion pour nos compagnies, qui emmènent ensuite hors des frontières des projets ‘Made in Brussels’. Le milieu circassien est stimulé par la proximité, la convivialité et la débrouille. Il manque néanmoins une politique culturelle claire et affirmée. « Les compagnies sont confrontées à une vision parcellaire du cirque et à un saupoudrage de moyens. Rares sont les responsables politiques qui semblent avoir pris la mesure de l’ensemble des atouts du cirque pour Bruxelles. De la création à la mobilisation citoyenne, en passant par l’action sociale et le développement de soi, le cirque est pluriel. » Le duo plaide pour des interlocuteurs politiques capables de développer de vraies réflexions sur les actions à mettre en place pour faire converger les initiatives et les opérateurs qui porteront le cirque à venir. « On a besoin de filières, de missions précises et d’un engagement réel pour que demain, dans son école primaire, un jeune ket puisse se dire : ‘Demain je vais être artiste de cirque parce que Bruxelles m’offre les conditions nécessaires pour y arriver’. Si, dans dix ans, le cirque peut faire évoluer directement ou indirectement le quotidien des habitants de cette ville, on aura gagné ! »

Virginie Jortay
Venue du monde de la scène et de l’image, elle a dirigé, jusqu’en août 2018, l’Ecole supérieure des arts du cirque (Ésac) qui attire sur le Campus du Ceria, à Anderlecht, des étudiants venus de bien loin. Par-delà la technique, ils y apprennent les valeurs d’entraide et du collectif.

« À Bruxelles, le cirque est institutionnellement reconnu depuis peu de temps. Les choses bougent, peut-être pas assez vite pour certains. Il faut laisser du temps en évitant les coups d’éclat, pour faire émerger une stratégie de fond. » Virginie se montre agacée par cette volonté de faire de la ville une exception sur la planète cirque. Selon elle, il ne faudrait pas trop en faire : une stratégie de fanfaronnade risquerait même de raboter la créativité et d’étouffer la poule aux œufs d’or. « Le cirque est un langage universel et nomade. L’attacher à une ville est presque antinomique. » Le cirque a les atouts pour être un acteur de changement dans la société, mais pour cela, à Bruxelles, il manque quelques pièces au puzzle. On peine à déceler une stratégie des pouvoirs publics. « Le cirque touche à la culture, à l’éducation, à l’emploi et à l’action sociale. Chacun est enfermé dans son action particulière. Il manque une vision globale. Le cirque en a besoin pour passer à la vitesse supérieure. » Elle souhaiterait plus de soutien aux écoles de loisir et un réel statut pour les artistes chez qui elle déplore par ailleurs un manque de mobilisation. « Où est la société civile du cirque ? Autant, je peux être émerveillée par la vitalité des propositions des artistes, autant je peux parfois être effarée par leur manque d’engagement. » Dans 10 ans, elle voudrait voir le cirque toujours concentré sur son cœur de métier, à savoir, le corps, le risque et la performance. « Mon rêve c’est de voir des artistes aussi bien dans leur corps qu’engagés dans la société où ils interagissent. »

Anne Kumps
Responsable de la programmation cirque aux Halles de Schaerbeek, elle a introduit le nouveau cirque à Bruxelles en y invitant le Cirque Plume en 1993. Depuis, elle a fait de ce lieu magique un haut lieu de la diffusion des arts circassiens dans la capitale.

« À Bruxelles, il y a surtout les Bruxellois, leur convivialité et leur spontanéité ! Qu’ils s’y installent ou viennent y jouer un spectacle, les artistes apprécient la simplicité de l’accueil, autant que l’abondance des propositions culturelles. » Ce qui manque, selon Anne, ce sont les lieux de résidence où les circassiens pourraient continuer à se former après l’école et entre leurs spectacles. Avec la multiplication des compagnies, on ne peut plus se permettre de présenter un spectacle moyen. Si on veut tourner, il faut être bon, se démarquer. Pour Anne, le gros point noir, c’est la diffusion. « Les chargés de diffusion sont rémunérés en fonction des contrats qu’ils ramènent, c’est donc très aléatoire. C’est un métier que les jeunes n’ont pas les moyens d’assurer. En Belgique, on est sur un petit territoire, or un spectacle de cirque doit atteindre les 15 représentations avant de trouver son rythme de croisière. » Les jeunes compagnies auraient en priorité besoin d’un soutien pour la diffusion, ce serait tout bénéfice pour Bruxelles qui pourrait mieux s’affirmer comme ville de cirque.
Dans 10 ans, Anne espère que la programmation cirque se sera encore étoffée et que la curiosité aura fait tomber toutes les barrières entre les différents publics. « Si ça ne tenait qu’à moi, je développerais la programmation cirque pour le jeune public. Aujourd’hui, c’est encore difficile de trouver des spectacles de cirque suffisamment légers pour être diffusés en scolaire où les conditions ne sont pas toujours idéales. Pourtant, ils forment le public adulte de demain. »

Vincent Wauters
Jongleur autodidacte, il a fondé la première école de cirque à Bruxelles en 1981 (l’École sans Filet). Aujourd’hui sur le site de Tour et Taxis, l’ECB accueille les amateurs qui veulent s’initier aux arts du cirque. Et l’école offre aussi une très utile formation en pédagogie circassienne.

Vincent le voit tous les jours : la ville fourmille d’artistes venus des quatre coins du monde pour ses écoles et qui restent pour la qualité de l’accueil, les loyers abordables et la situation centrale en Europe. Il se réjouit aussi de voir des étudiants venir des différents pays européens, et même d’Égypte, pour suivre la formation pédagogique que l’École de Cirque de Bruxelles propose depuis 25 ans. En Belgique, selon lui, ce n’est donc certainement pas la créativité qui manque. Mais les moyens. Et plus encore, une attitude entrepreneuriale. « Les compagnies de cirque manquent de managers et de tourneurs qui développent une dynamique commerciale qui repose sur des produits à vendre. Dans mon parcours, je regrette de ne pas avoir vendu mes spectacles assez chers pour disposer d’argent à investir dans d’autres spectacles ou formations. » « On m’a déjà dit qu’à Bruxelles, on est spécialiste des événements en plein air et cela malgré le temps qui n’est pas le meilleur », ajoute-t-il, en guise d’exemple à explorer.
Dans 10 ans, selon Vincent, Bruxelles comptera de nouveaux projets parmi lesquels le centre européen du funambulisme qui sera devenu une réalité pour les usagers de 10 à 60 ans. Il imagine des câbles tendus sous les voûtes de la gare maritime de Tour et Taxis, traversés par des funambules. « C’est une discipline très accessible pour toutes les personnes qui ne sont pas prêtes physiquement pour le cirque. Le funambulisme est plus une discipline d’épanouissement personnel, un grand jeu de partage. »

Isabelle Jans et Natacha Guilitte
Isabelle et Natacha sont coordinatrices d’Aires Libres. Fondée en 2015, l’association organise la concertation entre tous ceux qui pratiquent les arts de la rue, les arts du cirque et les arts forains au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles, pour en assurer le relais auprès des instances officielles.

Les artistes de cirque qui arrivent à Bruxelles pour travailler ou étudier trouvent facilement des interlocuteurs pour lancer des projets. « C’est une communauté très diverse et très ouverte. À chaque nouvelle création, les circassiens viennent voir ce que font les autres », remarque Natacha Guillitte. Grâce au réseau d’écoles de loisir, beaucoup de gens font ou ont fait du cirque, ce qui permet un renouvellement des publics. « Avec ce vaste ensemble de passionnés, on n’a pas de problème pour remplir les salles, ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs », relève Isabelle Jans. Beaucoup de compagnies formées par des anciens de l’Ésac, souvent venus d’autres pays, s’éparpillent, après quelques années, vers l’étranger. Dans le vivier des compagnies qui éclosent à Bruxelles, celles qui sont composées de circassiens ‘locaux’ sont encore peu nombreuses, notamment parce que la filière de formation est toujours incomplète. Autre souci, le manque d’aide et d’accompagnement pour le « non artistique ». « Les jeunes qui sortent de l’école sont dans l’urgence. Ils veulent avant tout faire travailler leur corps. Ce n’est que dans un deuxième temps qu’ils peuvent se poser, fonder une compagnie, recruter et faire de la recherche. » Dans dix ans, le duo aimerait voir plus d’espaces où les artistes peuvent créer en liberté, sans obligation de résultat. C’est la meilleure garantie de diversité d’expressions. « Il faudrait aussi que les urbanistes qui travaillent sur des aménagements dans la ville pensent au cirque à temps, plutôt que de venir nous demander ce qu’il faut faire juste avant un événement. »

Anne Closset
Comédienne, femme de scène, elle a géré l’espace pluridisciplinaire de l’Atelier du Charroi et fondé Athanor, structure de production et de diffusion artistiques. Elle est réalisatrice et a été membre jusqu’en 2017 du Conseil des Arts forains, du Cirque et de la Rue de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Dans l’émulation grandissante du secteur cirque à Bruxelles, Anne voit une qualité triompher de la débrouille. « Les artistes qui travaillent dans ces conditions précaires arrivent à une créativité de langage et à un savoir-faire collectif qui est très fort chez nous. » Le public, très diversifié, ne fait que grandir. Le cirque est aussi pour elle la discipline artistique où il y a le plus renouvellement dans la forme. Mais elle prévient : « Il faut veiller à ne pas rester dans le divertissement et la performance, il faut oser puiser dans les émotions dramatiques en touchant aux blessures du monde ». Anne qui, dans sa carrière a vécu les incertitudes d’un statut précaire, souhaite qu’il en soit désormais autrement, avec la confirmation d’un vrai statut d’artiste adapté aux spécificités des circassiens. « Ça permettrait d’emmener le cirque ailleurs, de le sortir de la seule débrouille et de la seule entraide. » Dans dix ans, elle ne voudrait pas voir une ou deux grosses compagnies écraser les autres mais une diversité de compagnies ancrées dans leurs quartiers. « Chaque compagnie devrait avoir son espace de travail en lien avec la vie locale. Ils ont d’autres choses à apporter qu’un spectacle. Le cirque peut être un outil de cohésion sociale fantastique. » Dans ce paysage diversifié, il faudrait aussi garantir à ces compagnies les moyens pour créer de temps en temps de grandes formes et leur donner la possibilité de durer, pour qu’elles puissent rayonner davantage.

Laurence Bertels

Journaliste culture à « La Libre Belgique », elle est une fidèle des chapiteaux et festivals de cirque, mais aussi des gradins des spectacles jeune public. Touchée par la fragilité de l’humain, passionnée par les livres, elle est également critique littéraire, romancière et anime des ateliers d’écriture.

« Bruxelles a développé une débrouillardise et un pragmatisme qui compensent le manque de moyens. Ça nous permet de créer des événements presque spontanément, avant qu’ils ne confirment leur place dans le paysage culturel. » Laurence souligne que Bruxelles, cette ville-région entre plusieurs identités, fait preuve d’une créativité qui n’est plus à démontrer. Que ce soit en danse, en mode ou dans le théâtre, nos artistes ont acquis une réputation internationale et le cirque s’inscrit dans ce vent novateur. « Comme on a appris à se débrouiller avec pas grand-chose, on a une longueur d’avance sur des pays qui ont connu des largesses financières et qui se retrouvent démunis quand ces moyens diminuent. » Elle déplore un manque de visibilité et de notoriété du cirque contemporain et souhaite qu’il soit possible, pour tous, d’en voir et d’en faire davantage. « Il sera grand temps que s’ouvre l’option cirque dans le secondaire », note-t-elle, soulignant aussi l’importance des écoles de loisirs pour permettre aux enfants de s’initier. « Les valeurs du cirque, l’abandon à l’autre, la solidarité et la prise de risque ont beaucoup d’intérêt sur le plan du développement personnel et peuvent aider l’enfant à trouver de la confiance en lui. » Dans dix ans, elle voit un grand festival international transdisciplinaire qui développe les passerelles entre le cirque et les autres modes d’expression et attire des gens du monde entier. « Il y aura aussi un lieu identifié, qui programme toute l’année des spectacles de cirque où on pourra aller en famille et où tout le monde trouvera son compte. »

Geert Cochez
Directeur adjoint de Visit Brussels, il est plus particulièrement en charge du secteur des loisirs et du développement culturel. En dehors de son bureau place Royale, il occupe aussi un poste d’administrateur au KunstenFestivaldesarts et à Brussels Major Events.

Bruxelles est une ville où l’offre culturelle est particulièrement attractive et novatrice. C’est une donnée qui s’affirme dans le ‘city marketing’. « Nous travaillons de plus en plus sur base du marketing affinitaire qui met en avant des atouts différents en fonction des publics. Et les arts du cirque ont tout à fait leur place au sein des arts de la scène, complétant l’offre du jazz, de l’art contemporain et de la BD pour attirer des touristes à Bruxelles. C’est une combinaison, avec une touche plus avant-gardiste, qu’on peut mettre en avant et qui nous distingue de grandes capitales culturelles comme Vienne ou Paris. » Geert Cochez pense que le cirque manque encore de visibilité et parfois de crédibilité, tant auprès de certains opérateurs culturels que du public en général. « Ce serait bien d’avoir davantage de moments grand public. Pourquoi ne pas intégrer du cirque à Bruxelles les Bains par exemple ? » Le cirque est aussi un formidable outil d’ouverture pour des jeunes qui restent à l’écart du système scolaire. Il faut juste trouver le bon alliage entre le pédagogique et le social. Dans dix ans, il rêve de voir Bruxelles développer une image culturelle cohérente qui invite les gens à se déplacer de l’étranger pour venir voir non seulement des grandes expositions mais aussi des spectacles, parmi lesquels du cirque. « L’été est une période creuse pour les institutions culturelles, on pourrait rêver que les arts circassiens proposent un événement de rayonnement international. »

Les interviews ont été réalisées du 24 mai 25 juin 2018.

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L'auteur.e de l'article

Gilles Bechet

Giles Bechet est journaliste freelance. Curieux de tout, il aime se perdre dans la culture, celle qui pousse en salle, sous chapiteau et dans les terrains en friche. Pour y rencontrer toutes sortes de gens, des gens qui voient, qui ont vu et qui font voir. Ou qui ne font rien du tout et le font bien.