Archétype de l’agrès circassien, source de douleur et de créativité, le trapèze fixe revient en haut de la piste, souvent porté par ces dames qui y voient un partenaire cruel, mais idéal. Jouant sur la traction et l’abandon contrôlé, sur la force et le relâchement, on y poétise la gravité.
Sous les ors du Théâtre de Namur, portée par le Stabat Mater de Vivaldi, lascive, puis déterminée, en baskets et sweat à capuchon, Élodie Doñaque danse avec son trapèze et signe Back home, premier volet de son triptyque. Suite et non fin, lors du Festival UP!, en plein air, à Bruxelles. Elle épouse le silence pendant que le public retient son souffle pour l’une ou l’autre Balade. Exceptionnellement longée, elle savoure cet instant de suspension, entre ciel et terre (1).
On est à mille lieues de l’image traditionnelle de la trapéziste en bas résilles dont les figures nourrissaient naguère quelques fantasmes charnels mais aussi cruels, avec ce désir mêlé d’angoisse de voir un jour tomber la belle acrobate. Combien de clowns enamourés n’ont-ils, au milieu de la piste, attendu cet instant crucial, prêts à cueillir l’oiseau blessé ?
Archétype de l’agrès circassien, le trapèze, qui vient du grec « trapezion », comme petite table, compte une vaste descendance. On lui prête le fixe, le ballant, le Washington et le volant – auquel « C!RQ en CAPITALE » n°5 consacrait un article. Autant de disciplines fort différentes, malgré les apparences.
Le trapèze fixe, et non rigide, issu de la corde, est peut-être plus terrestre qu’aérien. Il se caractérise par une barre de fer ou de bois entre deux cordages, suspendus en hauteur, qui permettent rotations, balancements et une réelle étendue de vocabulaire comme si sa relative fixité devenait source de créativité.
Une part de masochisme
Emprunté aux saltimbanques, dans le courant du XIXe siècle – les premiers numéros dateraient de 1850 et sont attribués aux frères italiens Francesco –, il aurait également séduit le Colonel Amoros qui y vit l’opportunité de développer des exercices en vue d’une gymnastique militaire et morale. Il y a effectivement une grande part d’exigence, de souffrance voire de masochisme dans cette discipline ardue, presque disparue pendant quelques années du cirque contemporain, et à nouveau au-devant de la scène. Il est vrai que la simplicité de l’objet contraste avec la sophistication de ses usages et les figures complexes qu’il permet. Chloé Moglia, par exemple, formée au Cnac, puis aux arts martiaux et énergétiques, s’en est emparée de manière extrêmement personnelle et fascinante, prônant la décomposition et l’intellectualisation de son art : « La question de la mort est récurrente. Entre l’inspiration et l’expiration, il y a un état de tranquillité, un moment où on ne sent pas la nécessité de réinspirer », nous confiait-elle lors d’une rencontre à la Biennale internationale des arts du cirque de Marseille à l’occasion de la création mondiale d’Aléas, en 2015.
Danseuse et circassienne, Elodie Doñaque a choisi le trapèze fixe pour ses possibilités chorégraphiques, cette envie d’échapper et ce bonheur, malgré la douleur, d’être haut perchée. Rarement sanglée – la longe la gênerait considérablement dans ses mouvements –, elle n’hésite pas à pousser son corps dans ses derniers retranchements, à tester les limites d’endurance dans un exercice qui en appelle aussi à l’obstination. Dans le moment présent lorsqu’elle est en l’air, elle oublie jusqu’à la souffrance et apprécie cette vision différente de la condition humaine qu’offre sa position en hauteur.
Inhérente au trapèze fixe, la douleur est une des composantes incontournables de cet agrès hostile et le corps souffre surtout beaucoup au moment de la reprise. Il faut donc supporter ces blessures aux mains et aux pieds, jusqu’à ce que la peau se transforme pour s’endurcir, mais aussi aux genoux ou aux coudes lorsqu’ils servent d’accroche.
Comptant parmi les rares trapézistes « fixes » masculins, artiste multidisciplinaire, attiré par la danse, lui aussi, Guillaume Biron, de la Compagnie Tête d’Enfant et ancien des 7 Doigts de la Main, a découvert le trapèze à l’âge de dix ans. Malgré quelques détours vers d’autres agrès, il y est toujours revenu, attiré par cette dimension spatiale, par les lois de la gravité qu’il tente de déjouer. « L’appréhension du sol à l’envers m’a pris plus de temps. Je pense que c’est cette dualité qui m’intéresse », nous confie ce Bordelais grand cru exilé à Montréal. Le tiraillement entre le sol et l’envol, entre la terre et le ciel, offre au trapèze fixe une singulière image de nos propres aspirations.
(1) Lire également le compte-rendu d’Eymen d’Élodie Doñaque : https://cirqencapitale.be/article/eymen-par-elodie-donaque-et-fabian-fiorini/
L’œil de la maestria
Danseuse de tango, originaire de Buenos Aires, Natalia Fandiño a vu dans le trapèze fixe la possibilité de danser autrement, de choisir l’agrès comme partenaire. Après avoir tourné dans toute l’Argentine, elle se forme au Lido (Toulouse), puis s’établit à Bruxelles. Elle devient formatrice à l’Espace Catastrophe et développe son propre univers en spectacles. « Il faut aimer la douleur, la surmonter », nous dit-elle avec son délicieux accent argentin. « Si le mental est bon, le corps suit et tout le monde peut faire du trapèze ! Le travail de force vient ensuite, celui du muscle, des jambes, des bras, des abdominaux, des mains, des pieds,… Mais il faut aussi travailler en souplesse, alterner la tension et le lâcher. J’ai l’impression que les petits gabarits ont plus de facilités que les grands car le chemin à parcourir est plus court. La figure la plus difficile reste le renversé, monter les fesses, s’accrocher puis passer le bassin au-dessus la tête.
Pour supporter la douleur, il existe des astuces : la pierre ponce pour les cals aux mains ; alterner la force et le relâcher ; et se couvrir. Moi, je mets des guêtres, deux pantalons et un t-shirt manches longues pendant l’entraînement. » L.B.
Mode d'Emploi
Rouleaux avec les coudes
Bambou Monnet, dont l’irrésistible numéro Tenir ; lâche a scotché les Tours de Pis(t)e au dernier festival UP!, décompose rien que pour nous une figure de rotation sur l’axe du trapèze : des « rouleaux avec coude ». Il s’agit de réaliser une série de tours sur soi-même, avec le trapèze calé dans le pli des coudes. « La figure n’est ni dangereuse ni complexe, mais le public l’aime beaucoup. Ça applaudit presque à chaque fois ! C’est sans doute lié à sa durée, à sa dynamique et à sa lisibilité », analyse Bambou, qui nous emmène joyeusement dans le secret des cordages.
Propos recueillis et esquissés par LAURENT ANCION
- Le départ en position assise.
« Mon numéro est comme un élastique : il alterne moments de force et de relâchement. La position assise est donc un outil important de remise à zéro pour moi comme pour mon personnage. Cette ‘pause’ régulière est une ponctuation ; elle conclut et annonce la suite ! »
- Chute avec crochet des coudes.
« Tu te laisses littéralement tomber, tu t’en remets à la gravité. Tu te rattrapes par un crochet des coudes, dans une position de bras qui peut évoquer l’oiseau. Les épaules et la coiffe des rotateurs encaissent, les pectoraux s’ouvrent à fond, dans le choc de la chute. »
- Prise d’élan en fouettés.
« Le but est de prendre de l’élan vers l’arrière. Il faut donc commencer un balancier vers l’avant : les genoux montent, puis les chevilles, puis on fouette vers l’arrière, et on recommence. Bonjour les bleus aux bras et les brûlures au milieu du dos ! »
- Premier tour.
« C’est parti ! On effectue un premier tour. La tête reste bien dans l’axe du corps. Attention à ta tenue (vestimentaire) : j’adorerais porter une grande robe par exemple, mais il y aurait un réel danger de nœuds. Les avant-bras sont couverts, pour éviter les brûlures. »
- Rotations successives.
« Avec la force de départ, j’accomplis environ cinq tours. Et si tu redonnes un coup avec les jambes, tu peux quasiment tourner à l’infini ! Je place les jambes en ‘fourchette’, c’est-à-dire en écart léger, et je garde une forte cambrure. Chaque trapéziste à sa posture préférée. »
- Sortie.
« Je réalise une dizaine de tours. Pour la sortie, tu te laisses décélérer puis tu ‘décroches’ un coude, ce qui absorbe le mouvement, et tu réempoignes le trapèze à deux mains. C’est une figure assez euphorisante. Tu en sors avec la tête qui tourne un peu. J’essaye de m’en servir pour le personnage ! »
Voir « Tenir ; lâche » par Bambou Monnet sur Youtube et Vimeo.
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Laurence Bertels
Auteur et journaliste @lalibrebe jeune public, arts, scènes, littérature.