La Belgique fait son Cirque en Avignon

Oct/Nov/Déc 2018

Parmi les 1600 spectacles du festival Off à Avignon cet été, le cirque n’était pas en reste. Et plus particulièrement le cirque « made in Belgium », présent sur l’île Piot, qui a enthousiasmé les festivaliers avec Burning et Strach – a fear song. Récit d’un succès.

Au fil des années, l’île Piot s’est imposée comme le pôle incontournable du cirque à Avignon. Ce bout de terre forme la pointe sud de l’île de la Barthelasse, paresseusement étendue sur le Rhône. Elle offre ses 700 hectares de verdure et de fraicheur bienvenues en face de la vieille ville corsetée dans ses remparts. « L’Occitanie fait son cirque en Avignon » y a planté ses chapiteaux et présente, pour sa douzième édition, les spectacles des onze compagnies qui se répartissent les créneaux disponibles pendant onze jours. Havre de paix, l’île n’en est pas pour autant isolée du reste du festival et de ses publics, qui font très volontiers le grand saut. « Le public s’élargit de plus en plus », nous confirme Léonor Manuel, coordinatrice de l’opération. « Les gens prioritairement intéressés par le théâtre viennent aussi voir la programmation cirque. Cela correspond à l’évolution des écritures scéniques circassiennes qui, par certains aspects, se rapprochent de ce qu’attend le public du théâtre. » Conçu au départ pour offrir une vitrine aux compagnies de cirque du sud-ouest de la France, l’événement s’est progressivement ouvert à des artistes venus d’ailleurs, et notamment de Bruxelles grâce au soutien du Ministre Rachid Madrane dès 2015. Depuis 2017, cette présence a été pérennisée par son inclusion dans le contrat-programme du Théâtre des Doms qui court jusqu’en 2020. Mais en 2018, année du Cirque à Bruxelles, ce n’est pas une, mais deux compagnies – Habeas Corpus et Théâtre d’1 jour – qui ont assuré avec poigne la réputation circassienne « made in Belgium » en terre avignonnaise, comme on a pu le soupeser en direct.

Spectacle atypique et implacable
Art nomade et transnational, le cirque n’aime généralement pas afficher son drapeau. Sur le programme du jour, inscrit sur un tableau, rien n’indique l’origine nationale des compagnies. Parmi le public qui fait la file sous l’ardent soleil matinal devant la salle du Gymnase, peu savent que la compagnie Habeas Corpus vient de Bruxelles. Quand ils en ont conscience, ce sont généralement des programmateurs qui y voient un gage de qualité. Burning, créé au Festival UP! en mars 2018, a fait pratiquement salle comble depuis le début du rendez-vous avignonnais. Le public a été scotché par cet artiste de cirque qui explore de manière poétique et documentaire l’épuisement, et puis la combustion, par le travail, une réalité qui parle à beaucoup de gens. « Ce spectacle est arrivé à une période charnière de ma vie », explique son auteur et interprète Julien Fournier. « Je n’avais pas d’autre formation que celle d’acrobate de haute voltige. Je prenais de l’âge et mon corps me disait de changer et je me posais beaucoup de questions. » Suite au burn-out de sa sœur et d’autres témoignages recueillis dans son entourage, il a senti qu’il tenait là un sujet fort. Une idée de scénographie autour d’un personnage contraint par son environnement et sa rencontre avec l’auteur Laurence Vielle ont dessiné le projet. Avec le vidéaste Yannick Jacquet, ils ont commencé à travailler à trois, par essais et collages, pour créer ce spectacle atypique et implacable sur l’écroulement d’un monde intérieur balayé par les chiffres et les structures d’une productivité vorace. « Intuitivement, je savais que je posais les bonnes questions, mais je ne savais pas si ça allait fonctionner pour la diffusion », confie Julien. Visiblement, Avignon a entendu la sincérité de son sujet. Les standing ovations récoltées jour après jour ont balayé les craintes, tout comme l’intérêt répété des acheteurs. Jeunes programmateurs indépendants habitués du festival, Céline Gorria et Clovis Hougron ont été séduits par la justesse du propos et des témoignages livrés en voix off, renforcés par ce qui se passe sur le plateau. « On ne traite pas souvent du burn-out à Avignon », observent-ils. « Ça va très loin, avec un vocabulaire de cirque qui renforce le propos », ajoute Patrick Perrot, programmateur venu de Lyon.
Comme on s’en doute, Julien Fournier se dit très heureux de cette réception. « C’est impossible de fonctionner en France si on ne bénéficie pas de la visibilité d’Avignon », rappelle-t-il. Un succès tient cependant parfois à peu de choses. Julien révèle qu’il doit sa sélection au retrait en dernière minute pour indisponibilité de la compagnie Poivre Rose. « Il restait un créneau sur le site et les programmateurs sont venus voir Burning et ils ont été convaincus par son niveau artistique. »

Le message est politique
Les représentations de Strach – a fear song, également créé au Festival UP! en mars 2018, prennent place dans le petit chapiteau-yourte blanc que Patrick Masset a apporté dans les bagages de son Théâtre d’1 Jour. Dans l’intime fournaise de la fin d’après-midi, le public se fait face en s’éventant avec des assiettes en carton. La chanteuse Julie Calbete et les trois acrobates, Airelle Caen, Denis Dulon et Guillaume Cendron, écrivent avec leurs corps un spectacle généreux, d’une beauté lumineuse et fragile. « Ce n’est qu’ensemble que nous pouvons lutter contre la peur, si on se fait confiance », souligne l’auteur et metteur en scène. « C’est un message politique. La peur doit être combattue à titre individuel et collectif. » Le public, assis en rond, a le sentiment de vivre un moment rare et rassembleur, où tout est possible. Sans agrès et pratiquement sans accessoire, les interprètes, acrobates comme chanteuse, arrivent à monter jusqu’au ciel de toile. On chante pour éloigner la peur, on vient chercher quelqu’un dans le public pour traverser la piste comme on marche sur l’eau : simple dans sa proposition, Strach se montre également novateur dans son utilisation du langage circassien. C’est sans doute ça qui le rapproche de Burning, aussi différents soient les deux spectacles, quand on se met à la recherche d’une insaisissable « Belgitude ». Oser la différence, sans théoriser ni se prendre la tête. « Je reviens pour la deuxième fois », glisse Sylvie, une spectatrice encore sous l’émotion. « Il y a une émotion indicible… Une prise de risque baignée de bienveillance qui me touche beaucoup. » Venus de Londres, programmateurs au Mime Festival, Helen Lannaghan et Joseph Seelig sont de vieux routiers du théâtre gestuel et ils ont tout de suite apprécié cette « combinaison de force, de beauté, de générosité ».

Patrick Masset confie sa joie. Tout d’abord, Strach concrétise un rêve qu’il porte en lui depuis vingt ans, né d’un jour off avec la compagnie française Vent d’Autant, où il avait fait travailler ensemble chanteurs et acrobates. Ému par ce qu’il a vu, il s’était juré d’un jour en faire un spectacle. Ensuite, le bel écho d’Avignon change la donne. « Venir au festival est une nécessité », estime-t-il, « car tourner est essentiel. Quand on fait du théâtre physique, il est important de pouvoir compter sur des séries. » Comme Burning, son spectacle n’avait que peu de représentations dans les pattes avant le festival, même s’il allait bien tourner cet été. L’ouverture qui s’amorce devrait permettre aux créations de continuer à s’enraciner, tant au niveau artistique que de la diffusion.

Rêver du Fringe
Comme Julien Fournier, Patrick Masset réalise la chance qu’il a de bénéficier de conditions idéales avec l’appui technique et logistique du théâtre des Doms et de l’opération « Occitanie ». Pour Patrick, la comparaison est facile. Car il a vu grand et est – courageusement – venu à la Cité des Papes avec un deuxième spectacle, Exodus, et un semi-remorque dans lequel il a accueilli les spectateurs. Aux 16.000 euros qu’il a dû investir pour son emplacement se sont ajoutées des conditions techniques et d’organisation nettement plus difficiles.

Patrick garde le cap, et l’annonce de la venue de la directrice du festival londonien Underbelly pour la représentation de Strach du lendemain lui fait rêver du Fringe à Édimbourg. « C’est comme Avignon, mais encore en plus grand ! », résume-t-il. « Un spectacle de cirque sans paroles peut tourner partout dans le monde et j’espère qu’on pourra profiter d’une telle rampe de lancement en bénéficiant d’un accompagnement pour y aller. » Patrick Masset déplore de ne pas toujours disposer des moyens correspondant à ses ambitions. « Quand on rêve un peu plus grand, en Belgique, on est toujours obligé d’aller chercher ailleurs. » Pour son prochain spectacle qui intégrera des technologies digitales, promis, il essaiera le tax shelter.

Faire fonctionner le bouche-à-oreille
Le Théâtre des Doms n’était pas la seule vitrine pour les spectacles de cirque belges à Avignon cet été. D’autres salles programment du cirque « made in Belgium », mais évidemment pas aux mêmes conditions. « Quand on n’est pas repris par les Doms, c’est l’aventure ! », confirme Sandrine Heyraud de la compagnie Chaliwaté, qui présente Jetlag au Théâtre des Lucioles. « C’est Philippe Grombeer, l’ancien directeur du théâtre des Doms qui nous l’a conseillé : les Lucioles programment souvent des compagnies belges et sont spécialisés dans le théâtre physique. » Dont coût 16.000 euros pour un créneau pour les trois semaines de festival. Heureusement, Chaliwaté n’est pas seul pour supporter cette charge. Avec le diffuseur Label Saison, ils ont trouvé un coproducteur français et ont pu compter sur le soutien de Wallonie Bruxelles International, de la commune de Jette et de la Ministre Alda Greoli. Même si Jetlag, créé en 2015 au Centre culturel Jacques Franck, n’est pas une nouveauté, le passage par Avignon reste plus que recommandable. « On a pu faire une quarantaine de dates en Belgique et on ne pourra pas en faire beaucoup plus car, techniquement, on ne rentre pas dans toutes les salles. » Pour rentabiliser le spectacle, Chaliwaté vise trois saisons. « On prend deux à trois ans pour créer un nouveau spectacle et après on a envie de le tourner. » La réponse du public ne les a pas déçus : ils ont affiché complet dès la troisième journée. Comme toujours à Avignon, ils n’ont pas ménagé leurs efforts pour tracter dans les rues bondées de la cité. « Il faut être souple et s’adapter à l’auditoire », précise Loïc Faure, qui joue le spectacle avec Sicaire Durieux et Sandrine Heyraud. « Quand je voyais des geeks avec smartphone ou tablette, je disais qu’on avait plein de vidéos sur notre facebook. Quand j’entendais parler anglais ou néerlandais, je fonçais leur dire ‘It’s physical theater’ et généralement ça éveillait leur intérêt. Et sinon, je disais que je devais acheter une maison ! », rigole-t-il. « Ce qui a aussi joué pour nous », ajoute Sandrine, « c’est l’affiche, l’efficacité du titre, mais aussi le fait que nous étions déjà venus avec notre précédent spectacle Josephina. Du coup, les gens qui l’ont vu en ont parlé et ça fait fonctionner le bouche-à-oreille. Si c’est possible, je crois qu’on reviendra encore l’année prochaine avec Jetlag. » Même si chaque année, la programmation du off se fait de plus en plus copieuse, les artistes savent que l’enjeu est de taille : Avignon reste un incontournable tremplin dans le monde francophone. Et ceci vaut pour le cirque aussi, bien entendu.

 

Une programmation, c’est toujours un pari

Alain Cofino Gomez, Directeur du Théâtre des Doms, achève l’édition 2018 d’Avignon sur une note positive. 200 programmateurs intéressés, c’est un beau chiffre. Toutefois, souligne-t-il, ce n’est que le début du travail. « Après le festival, on travaille la liste des professionnels avec les chargés de diffusion des compagnies pour traduire un maximum de contacts en engagements et ensuite organiser les tournées. » La programmation cirque lui a semblé particulièrement forte et représentative du cirque contemporain. « C’est toujours un pari d’amener du cirque à Avignon. On a une petite fenêtre à saisir. » En présentant le ou les spectacles dans le cadre de « L’Occitanie fait son cirque en Avignon », le Théâtre des Doms s’appuie sur la renommée de l’événement, tout comme celui-ci profite de la bonne image du théâtre. « ‘L’Occitanie fait son cirque en Avignon’, c’est le seul lieu où il y a une vraie co-programmation. Chaque spectacle que nous sélectionnons doit avoir été vu par moi-même et par les autres structures programmatrices, à savoir La Verrerie d’Alès, La Grainerie, Le Lido et Circa. Cela fait cinq ou six personnes qui doivent avoir vu le spectacle et être convaincues par ses qualités artistiques. » C’est une belle garantie. Pour faire leur choix, ils fréquentent les festivals UP !, La Piste aux Espoirs à Tournai, Hors Pistes aux Halles, ou bien ils vont voir les spectacles en salle. Alain Cofino Gomez rappelle aussi que la sélection est ouverte aux candidatures spontanées. Les compagnies candidates doivent garder en tête qu’elles ne sont pas invitées tous frais payés : même si un forfait est accordé aux artistes et aux équipes, d’autres éléments sont à prendre en charge. Et il faut être prêt à tracter !

Infos : www.lesdoms.eu

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L'auteur.e de l'article

Gilles Bechet

Giles Bechet est journaliste freelance. Curieux de tout, il aime se perdre dans la culture, celle qui pousse en salle, sous chapiteau et dans les terrains en friche. Pour y rencontrer toutes sortes de gens, des gens qui voient, qui ont vu et qui font voir. Ou qui ne font rien du tout et le font bien.