Inventé il y a tout juste 200 ans, le chapiteau a offert au cirque son universalité. Aujourd’hui, ce symbole du nomadisme et de la liberté a du plomb dans les voiles. Son poids financier et administratif pourrait décourager les plus intrépides. Mais la résistance s’organise.
(1) Et la toile fut
Il ne faut pas confondre cirque et chapiteau. Pendant des millénaires, les pratiques circassiennes ignorent tout de la toile : on pratique dans des cirques en pierre (Rome antique), sur les foires et dans des baraquements de bois (Moyen Âge) ou dans des amphithéâtres en briques (18e siècle). Ce n’est qu’en 1825 que l’Américain Joshua Purdy Brown a l’idée de donner son spectacle sous une tente. Innovation géniale : le cirque se répand à travers le monde, y compris dans les endroits les plus reculés. Le chapiteau, qu’il soit gigantesque ou intime, devient le symbole du cirque et de son accessibilité, moins intimidante que l’opéra ou le théâtre.
(2) Flambée de pétrole
Dès les années 50, le cirque dit « traditionnel » subit la concurrence d’autres loisirs, comme la TV et le cinéma. Les années 70 et la flambée des prix du pétrole entraîneront de nombreuses faillites parmi les entreprises de cirque. Jusqu’à aujourd’hui : Barnum and Bailey’s mettait la clé sous la paille en 2016, Pinder en janvier 2019… Pinder, c’était 150 personnes à nourrir, 33 semi-remorques, une quarantaine de convois camion-caravane, 3,5 tonnes de viande et 18.000 litres de fuel tous les dix jours…
(3) Convoi
Même s’ils n’ont pas l’envergure d’un Barnum, tous les convois d’une tournée sous chapiteau ont leur poids. Pour Famille choisie, Carré Curieux transporte un chapiteau de 3,5 tonnes, un gradin de 8 tonnes, 1500kg de matériel de scène,… Sans oublier les remorques-caravanes. Le convoi parcourt maximum 500km par jour. « Aux étapes, on dort sur les parkings pour camions des aires d’autoroute, sans eau ni électricité », rapporte Kenzo Tokuoka. Une fois « établi et branché » sur les lieux de représentation, le campement devient beaucoup plus bucolique.
(4) Mille métiers
Planter les pinces (grands pieux en acier), dresser la toile, dessiner les trajets, préparer l’accueil dans les villes,… Une tournée sous chapiteau implique une foule d’autres métiers, en plus des équipes « classiques ».
À prévoir : conducteur(s) de poids lourds, directeur de chantier de montage, coordinateur des éventuels bénévoles,…
(5) Administration
Gérer un chapiteau, c’est comme bâtir un théâtre. Tout est à monter : scène, équipements lumière et son, régie, billetterie, vestiaire, bar, gradin, loges, toilettes,… Ces infrastructures, destinées à accueillir le public, sont soumises à une très épaisse et courageuse administration qui vise à homologuer l’ensemble. Résistance des matériaux, couloirs d’évacuation, ignifugation de la toile, extincteurs, stabilité du gradin, vérification des tableaux électriques,… Mieux vaut avoir avec soi tous les certificats, mis à jour, et une bonne dose de patience, car les exigences peuvent varier fortement d’un pays, voire d’une région à l’autre.
(6) Besoins à Bruxelles
La Région de Bruxelles-Capitale ne dispose que de très peu d’espaces dédiés à l’accueil de chapiteaux : parmi ces rares lieux, on peut compter le parking du Palais 12, le parc de Laeken ou la place Flagey (prééquipée de points d’accroche en circulaire lors de sa rénovation en 2008). À noter, même s’il ne s’agit pas d’itinérance : la Roseraie (Uccle) s’équipe d’un nouveau chapiteau pour continuer à accueillir des compagnies en résidence dans de belles conditions.
(7) Pourquoi tout ça ?
« Tout cela est incroyablement chronophage », confie Kenzo Tokuoka. « Mais c’est cela qui est beau : quand le public rentre, tu as vraiment le sentiment de les accueillir dans ta maison. Toutes ces contraintes amènent finalement un supplément d’âme. C’est l’intangible ! »
(8) La résistance s’organise
Symbole populaire devenu marginal (étonnant paradoxe), le chapiteau n’a absolument pas dit son dernier mot : du Collectif Malunés ou Cirque Trotolla, de Carré Curieux au Cirque Pardi !, ils sont nombreux à s’engager – avec ou sans le soutien des pouvoirs publics. Signe des temps : en Italie, on assiste à une alliance unique entre compagnies de cirque actuel, jouant sous chapiteau (dont le Magda Clan, Side Kunst-Circus, Circo Zoé et Circo Paniko). Leur union vise à défendre ce secteur par la mutualisation des biens et des savoirs. L’objectif ? Que le cirque contemporain n’oublie pas la toile, qui permet un autre rapport au public, une accessibilité inimitable qu’il serait dommage de perdre faute de moyens.
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L'auteur.e de l'article
Laurent Ancion
Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.