« Le partage est dans l’ADN du cirque »

Avr/Mai/Juin 2019

En cirque, la notion de « transmission » dépasse de loin les lois de la mécanique. Comment le mouvement se transmet-il ? Que ce soit en écoles, en famille ou en (bonnes) compagnies, le partage de la science du geste repose avant tout sur une envie de faire corps avec l’autre.

C’est en interviewant Arian Miluka, ce maître de cirque formé en Russie et en Chine, dans un café d’Evere, que l’idée de consacrer un dossier à la « transmission » s’est imposée. La connaissance profonde du corps humain dont témoigne ce pédagogue de 77 ans fait penser à celle d’un Hubert Reeves vis-à-vis du cosmos : la capacité à percevoir des règles invisibles et à les expliquer. « On connaît très peu de notre esprit et de notre corps », estime-t-il. « Plus on donne de réponses, plus on a de questions ! Le macrocosme de l’univers est infini, le microcosme du corps aussi. Transmettre, en cirque, c’est être chercheur et aider la personne à se révéler à elle-même. »

Dans le domaine de la physique, la transmission est définie comme « la capacité de faire passer des ondes ou de l’énergie d’un point à un autre ». Et si le cirque trouvait là, lui aussi, une définition de sa capacité à la transmission ? Car, de bonnes ondes et d’énergie, il en sera largement question dans les pages qui suivent. Comment les savoirs se transmettent-ils d’une génération à l’autre ? Comment s’échangent-ils entre circassiens ? Les moyens de transmission se réinventent-ils à l’heure des nouvelles technologies ? Qu’en est-il de la figure du « maître » ? De la petite enfance à l’âge le plus respectable, de l’amateur au plus pointu des professionnels, la transmission est de toute évidence au cœur des pratiques.

Le cirque serait-il un art particulièrement partageur ? Pour Catherine Magis, fondatrice et codirectrice de l’Espace Catastrophe, cela ne fait pas l’ombre d’un doute : « La communauté circassienne est très généreuse. Le partage est dans son ADN. La transmission agit en permanence au cœur des processus. » Comment cet ADN s’est-il forgé ? Il faut pour cela lorgner vers la nuit des temps, comme nous y invite Roberto Magro, pédagogue et metteur en scène italien. « Je pense qu’en cirque, on hérite de codes, qui se sont transmis depuis la préhistoire jusqu’à aujourd’hui ! », sourit-il (sérieusement). « Ces codes concernent la précision du geste : si tu veux maîtriser un mouvement, le comprendre et te l’approprier, il n’y a qu’un chemin, celui de l’exactitude ‘au laser’. Tu peux changer le nom de la figure, le style ou le pays, cette précision nous rassemble et traverse évidemment les frontières culturelles ou nationales. Ce respect des codes conditionne un élément fondamental dans la transmission : en tant que circassien, tu vas constamment observer les autres, les corriger ou les conseiller. C’est plus fort que toi ! Avant, les secrets étaient peut-être gardés en famille, mais là aussi, la transmission était naturelle : ta propre mère t’apprenait non seulement à te brosser les dents, mais aussi à réussir ton salto et à saluer le public. Le développement des écoles supérieures a ensuite démocratisé la transmission et maintenu cet art du partage : tu reçois certes des profs (espérons-le), mais tu apprends tout autant de tes collègues. Ce constant regard de l’autre sur toi, je ne l’ai jamais retrouvé dans la danse ou le théâtre. En cirque, c’est comme si on était dans un cours particulier permanent, une vaste brocante où personne n’invente rien, où l’essentiel est de construire sa façon personnelle d’habiter le geste. »

À la différence – peut-être – de la danse ou du théâtre, la transmission du geste circassien ne peut ignorer un aspect essentiel pour tout praticien : la sécurité. On se porte, on se rattrape, on se « longe » (assurer la sécurité de l’autre avec des cordages) et, bien sûr, même en solo, on est responsable de soi, de ses limites. « La confiance, c’est le point central de toute transmission. En cirque, elle est d’autant plus importante qu’elle conditionne la sécurité », observe l’acrobate et jongleur Loïc Faure. « Qu’il s’agisse de portés, de parades en acrobatie, du travail aérien, on s’en remet à ses partenaires, on s’abandonne un peu à son formateur. Cette nécessité fondamentale de solidarité a certainement nourri les valeurs collaboratives du cirque, notamment sur le terrain de la transmission. »

« Le cirque repose sur une forme active de solidarité », reprend Roberto Magro. « Il y a un aspect pratique : porter un mât à deux, c’est se briser le dos. Le porter à dix, c’est une plume. Si tu vois qu’un copain plante mal une pince de chapiteau, tu vas lui apprendre comment le faire mieux. On est quand même sous la même toile, c’est aussi pour ta pomme ! Et si tu observes quelqu’un qui manque de précision dans un geste technique, c’est pareil : tu l’aides, parce qu’il y a un danger physique. Et puis n’oublie pas qu’il te portera peut-être un jour ! Cette expérience collective est un élément fort du cirque. J’espère de tout cœur qu’il ne va pas se perdre, avec une forme d’institutionnalisation et d’individualisation de la transmission, notamment dans les écoles… »

Si le risque existe, l’apprentissage en cirque reste encore heureusement basé sur un très large cumul de transmissions de tout ordre… y compris en famille (nouvelle). « En tant que jongleur », observe Loïc Faure, « j’ai tendance à jouer avec tous les objets du quotidien à la maison, sans même m’en rendre compte. Résultat, quand il se met en pyjama, mon fils de 4 ans jongle systématiquement avec son caleçon ! Les chiens ne font pas des chats. » Une question d’ADN, assurément…

Transmission, une histoire de déclics : Kenzo Tokuoka

Monocycliste dans Sho-ichidô de la compagnie Side-Show, et fondateur, avec ses trois comparses, de la Compagnie Carré Curieux.

« Le thème de la transmission me touche énormément : si on ne m’avait pas transmis la passion, je ne ferais pas ce métier. Le déclic a eu lieu dans une école amateur à Voiron, près de Grenoble, quand j’étais gamin. Tout était un peu de guingois. La salle était en pente, le trapèze fragile et il y avait des colonnes partout ! Mais il y avait mon prof. Malgré les conditions précaires, il m’a transmis l’essentiel, à mes yeux : l’aspect créatif du cirque et l’envie de communiquer en scène, de partager un moment privilégié avec le public. La technique, l’entraînement et la sueur ne sont que des outils – indispensables – pour atteindre cela. C’est là que ma vocation est née, et c’est toujours mon moteur. Mon professeur est et restera mon maître, c’est-à-dire quelqu’un qui montre le chemin, qui donne une envie, qui te nourrit à tous les niveaux, non seulement technique et physique, mais aussi personnel et philosophique. Quand je rencontre des jeunes pour donner cours, je poursuis l’idée : étonnamment, le geste technique que tu fais n’est pas le principal, c’est la manière dont tu le fais et la sincérité que tu y mets qui comptent le plus, et cette intensité t’aide à grandir et à être au monde. L’important est d’aimer pratiquer, cet « amour » se transmet alors naturellement. »

Thierry Craeye

Artiste multi-terrain et pilier de Roultabi Productions (Witloof Cabaret, Sous Pression, La Collection Crayoni,…)

« Dans un parcours, il y a une intervention très importante du hasard : tu fais des rencontres, et tu prends ou tu ne prends pas. Ma boussole, c’est sans doute une envie de liberté. Peut-être ai-je choisi le cirque (c’est peut-être lui qui m’a choisi) pour son ouverture. Je ne me destinais pas du tout à cela : j’étais passionné par les sports nautiques, et j’ai commencé à travailler comme prof d’éducation physique. Je suis ensuite entré dans le cirque par le côté pragmatique, parce que j’aime « faire ». Quel a été le déclic de transmission ? Il y a en a eu plein. Petit, mes parents m’offraient toujours un automate pour mon anniversaire : un ours blanc capable de faire un tour de magie, un chimpanzé qui joue des congas, un type qui fait des claquettes ! Un jour, bien plus tard, le metteur en scène Didier De Neck a vu ma collection et m’a dit : « Tous ces personnages, c’est toi ! ». Un autre déclic pourrait être le jour où un copain a fait du bâton du diable devant moi. En cirque, tu ne demandes pas « Comment tu fais ça ? » mais « Où as-tu trouvé ce truc ? ». Je suis allé chercher un bâton du diable à l’avenue des Saisons, à Ixelles. Derrière la porte j’ai rencontré Vincent Wauters et Philippe Vande Weghe. C’était le tout début de l’Ecole Sans Filet, ils cherchaient des profs pour les gamins… La piste a quelque chose de rond, de rassurant, qui entoure et protège. J’y suis entré par la praxis. J’y suis resté depuis… »

Ann-Katrin Jornot

Acrobate voltigeuse et équilibriste au sein de la compagnie XY (Le grand C, Il n’est pas encore minuit) et The Rat Pack (Speakeasy)

« Je suis une enfant de la balle, du côté de mes deux parents. Je suis née pendant une tournée, dans le cirque traditionnel… Mon père m’a emmenée vers le contemporain, notamment en devenant professeur au Cnac de Châlons, puis en créant la section cirque à l’université de Tilburg. Par ce milieu, je n’ai donc jamais eu à lutter pour arriver au cirque, la transmission était profonde et évidente. Par opposition, j’ai essayé l’inverse ! Ado, je voulais être ostéopathe ou kiné, j’ai suivi des études « normales ». Mais, dès mes 18 ans, le cirque m’a rattrapée, comme un élan venu de l’enfance, de toujours. Plus qu’une envie de cirque, mes parents m’ont transmis l’envie de surmonter les difficultés et d’aller vers le plaisir – un alliage qu’on trouve dans l’acrobatie, faite d’adrénaline et de redescentes. J’ai vu mes parents traverser des caps difficiles qui menaient à des satisfactions supérieures. Rester dans le plaisir, ne pas se détacher de l’émotion, de la sensation. J’ai observé cela petite et j’ai envie de le transmettre, notamment à ma fille, aujourd’hui. Elle a vu certains de mes spectacles 100 fois ! Son plaisir, c’est mon baromètre. »

Mathilde Clapeyron

Acrobate aérienne (Cie Les Bestioles, Cie Roue Libre) et formatrice en techniques aériennes auprès d’enfants et adultes (Cie Épissure)

« Plutôt que la recherche d’un maître – démarche que je respecte –, j’ai toujours voulu trouver mon propre chemin, en piochant dans une multitude d’expériences : explorer la relation à l’espace par la danse contemporaine, la dramaturgie dans le théâtre, le rapport à l’objet avec le cirque,… Au lycée, tout a commencé par le théâtre, avec un atelier animé par les acteurs de la Comédie de Saint-Étienne : j’ai découvert que je préférais jouer les personnages qui ne parlaient pas. Je sentais que le mouvement et l’action m’intéressaient davantage… Plus tard, après mes études à la Fac de Metz en option théâtre, j’ai rencontré Diane Vaicle au Cirk’Éole : son travail à la corde lisse m’a littéralement accrochée ! Dans la foulée, j’ai acheté un tissu sur le marché – c’était moins cher ! Et j’ai commencé un travail toujours en cours… Sur le terrain de la transmission, une des personnes qui m’a marquée, c’est Stéphane Drouard, qui a travaillé avec les Arts Sauts. En stage, j’ai vu la finesse de son regard, il était capable de décortiquer le moindre de nos mouvements et de nous guider. Aujourd’hui, je donne des formations et ce terrain me passionne, car c’est de l’échange : en faisant découvrir la pratique aux autres, ça me nourrit, ça me donne de l’énergie et des idées nouvelles. Transmettre, c’est aussi continuer à apprendre sur soi-même. »

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.