« On reconnaît un maître à son humilité »

Avr/Mai/Juin 2019

Héritée de la nuit des temps, la figure du maître reste présente dans le cirque d’Europe occidentale. Le rapport maître-élève est toutefois basé sur l’écoute plutôt que sur la contrainte, comme nous le rappellent Arian Miluka et Sven Demey, qui furent « maître » et « apprenti ».

À 77 ans, Arian Miluka peut tranquillement revendiquer un statut de maître d’envergure mondiale : capable d’enseigner plus de dix disciplines de cirque de l’initiation jusqu’à l’expertise, il a lui-même suivi l’enseignement le plus exigeant en Chine et en Russie (1). Pourtant, n’attendez nullement de lui des coups de baguette : « C’est précisément pour cela qu’il est un maître », indique Sven Demey, professeur à l’Esac dont Miluka fut et reste le mentor. « Il cherche l’exigence en gardant l’humanité. Les vrais artistes restent humbles. C’est un pur humaniste. Il n’a pas seulement une connaissance exceptionnelle du corps. Il est capable de faire grandir un jeune, de le nourrir avec une ouverture d’esprit qui touche aussi bien à la philosophie qu’à la littérature. »

En face de son ancien « apprenti », Arian Miluka sourit. « On ne doit pas tirer l’étudiant vers nous, mais aller vers lui pour savoir où nous irons ensemble », répond-il posément. « Je ne me vois pas comme un maître. C’est un mot que je n’utilise pas. » Ses élèves et anciens élèves, eux, n’hésitent pas : pour eux, c’est « le Maestro ». Héritée de la nuit des temps, colorée par les films de kungfu et le générique de « Fame » (« Tout ce qui compte, c’est la sueur ! »), la figure du maître n’en reste pas moins une référence fondamentale pour de nombreux circassiens, y compris en Europe Occidentale. Des artistes-pédagogues comme, par exemple, Jérôme Thomas (maître jongleur) ou Claude Victoria (maître des équilibres, récemment disparu) apparaissent comme des « transmetteurs » exceptionnels, dont les savoirs sont avidement recherchés. « Notre métier, c’est un labyrinthe. Pour trouver le chemin le plus efficace avec chaque étudiant ou chaque artiste, il s’agit avant tout d’être un observateur », décrit Arian Miluka. « On repère ses capacités, ses erreurs, ses difficultés. Il ne s’agit jamais d’imposer une routine valide pour tous. Elle n’existe pas. »

C’est l’élève, dit-on qui choisit le maître, et non l’inverse. Dans le même esprit, ce sont les aptitudes, acquises ou à conquérir, de l’élève, qui déterminent l’enseignement du maître. « Il s’agit toujours d’un dialogue », confirme Sven Demey, qui a participé à la rédaction de plusieurs manuels pédagogiques pour la Fedec. « Ce n’est pas un rapport hiérarchique maître-élève. Cela fonctionne s’il y a une alchimie entre les deux personnes, si tous les deux sont passionnés, rigoureux et curieux. Sans ce but commun, ça ne fonctionne pas. »

C’est le lien qui unit clairement Arian et Sven, aujourd’hui encore : la recherche d’une fluidité, d’une passion joyeuse, au cœur d’un apprentissage basé sur la rigueur et le courage. « C’est comme une rivière qui passe. J’ai reçu beaucoup de mon professeur Çin je Çin. Et Sven a fait une bonne transformation, un progrès naturel dans la pédagogie », observe Arian Miluka. « J’ai appris beaucoup de toi, et j’essaye à présent de faire les choses à ma sauce », sourit Sven. « Je crois aux fondamentaux de la technique et j’ai aussi envie d’ouvrir les étudiants au monde, d’envisager les choses sous l’angle de la transdisciplinarité. On ne peut pas toujours enseigner ‘comme avant’ : on doit s’intéresser aux nouvelles technologies, à l’architecture, à toutes les formes d’art. On est là pour préparer les jeunes à un monde qui est en pleine transition. Comment s’adapter ? »

Le propre du maître humaniste n’est-il pas d’être le premier à se poser des questions ? « Je ne me dis jamais que je connais les choses. J’apprends tous les jours, je cherche l’information », indique Arian Miluka. « La vie marche plus vite que nous. Tes interrogations sont essentielles », glisse-t-il à Sven. Et on ne saurait alors distinguer le maître de l’élève.

 

(1) Lire également « C!RQ en Capitale » n°18, octobre-décembre 2018.

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.