Jose et Dani, un visa pour le monde
Le Festival mondial du Cirque de Demain réunit chaque année à Paris une vingtaine de numéros triés sur le volet. Fin janvier, on a suivi en coulisses Josefina Castro et Daniel Ortiz, frais diplômés de l’Ésac, qui présentaient leur duo au cadre. Récit d’une aventure faite de sueur, d’audace… et d’une Médaille d’argent.
Il y a des jours où l’on n’a pas envie de trembler. Pour Josefina Castro et Daniel Ortiz, c’est sans doute ce soir ou jamais. Devant près de 4.000 spectateurs, dont une proportion vertigineuse de têtes chercheuses venues du monde entier, les deux artistes argentins vont présenter le numéro de cadre aérien qui leur a valu leur diplôme de l’Ecole Supérieure des Arts de Cirque de Bruxelles, en juin 2016. « On ne peut pas nier notre stress », admet Josefina, dans la minuscule loge rouge attribuée au duo. « Mais il ne faut pas se laisser déborder, même si tout ici est énorme : le chapiteau, le nombre de spectateurs et les enjeux professionnels. Ce soir, on va faire le numéro comme d’habitude ! »
Chaque année depuis 1977, à Paris, le Festival Mondial du Cirque de Demain est le lieu de tous les superlatifs. Pendant quatre jours (cette fois, c’était du 26 au 29 janvier), le monde entier du cirque et du cabaret se précipite sous une même toile. Amarrée à l’orée ouest du Bois de Vincennes, à côté des cirques Pinder et Arlette Gruss, l’énorme embarcation blanche du Cirque Phénix occupe 20.000 m2 au sol et sa salle gigantesque, qu’aucun mât ne scande, est à couper le souffle. C’est là qu’Alain Pacherie et Pascal Jacobs, les deux patrons du festival, dévoilent leur impitoyable sélection : sur plus de 350 candidatures issues des quatre coins du globe, ils élisent 25 numéros, lesquels attirent à leur tour les experts et programmateurs de la Terre entière – au sens propre, puisqu’on y croise aussi bien la directrice du Cirque de Chongqing (Chine) que le directeur du Nikulin Circus de Mouscou, parmi plus de 250 professionnels du même acabit.
Comment l’événement aimante-t-il ainsi les spécialistes ? Tout a commencé par l’œuvre d’un passionné : Dominique Mauclair, en 1977, féru des pistes, a voulu créer un festival qui aiderait les jeunes artistes issus des nouvelles écoles de cirque à se faire connaître. Une réponse au plus célèbre Festival international du Cirque de Monte-Carlo, créé en 1974, qui consacre les carrières déjà établies. Dominique Mauclair, décédé quelques jours avant l’édition 2017, à 88 ans, manque pour la première fois le rendez-vous. Mais son esprit fait indéniablement florès. « Ce festival de jeunes artistes est un rendez-vous absolument immanquable », lance Pavel Kotov, qu’on repère dans la foule à cause de son grand logo « Cirque du Soleil » tissé dans le dos de la veste. Il est directeur de casting pour l’entreprise montréalaise – l’une des plus grandes pourvoyeuses d’emploi, avec 1260 artistes actuellement à l’affiche de ses 19 spectacles. « Notre métier est de repérer les talents dans tous les domaines des performances humaines. La présence ici est incontournable parce que les artistes ont maximum 25 ans, n’ont normalement jamais présenté leur numéro hors de leur pays et constituent potentiellement de pures découvertes. »
Une vitrine sans égale
Inutile de faire un dessin : ce sont des carrières qui se jouent ici. Du côté de la Belgique, on le sait bien. En 1988, les frères Taquins y ont empoché la Médaille d’Or et leur numéro fut tellement demandé qu’il fut même… copié ! En 1993, c’est Mark et Benji qui décrochent le même prix. Tout récemment, en 2014, ce fut aussi le cas d’Aime Morales, diplômé de l’Esac, médaillé d’or à la roue Cyr : « Le simple fait d’être à l’affiche du Cirque de Demain aide à la diffusion de ton travail », rapporte-t-il. « Et c’est clair qu’une médaille décuple cette potentialité. J’ai eu des contacts avec des personnes que je n’aurais jamais connues sans cette vitrine. Ça m’a apporté beaucoup, tant du point de vue professionnel que du point de vue humain. Et ça continue d’ailleurs ! »
L’enjeu est colossal pour celui qui veut propulser son numéro. Pourtant, en coulisses, entre un équilibriste iranien, des acrobates chinois avec ombrelles, un jongleur chilien ou une Mexicaine aux sangles, on ne sent aucune tension ni compétition. « Il y a une super ambiance et aucune mauvaise énergie », confirme Daniel Ortiz. « On parle ensemble, on se soutient les uns les autres. Oui, il y a des prix et un jury. Mais on est des artistes, on n’est pas des athlètes en compétition. » Après la répétition générale de l’après-midi, on croise même deux jongleurs qui proposent des « free hugs » devant les sucreries du catering. « Très vite, les artistes s’aperçoivent que c’est davantage une compétition avec eux-mêmes qu’avec les autres », observe Jean-Pierre Caron, directeur de production du festival.
Pour « Jose & Dani », dans l’après-midi, la répétition générale se passe bien, avec « une technique bien en place, bien qu’un peu rigide », détaille Daniel. La journée qui s’écoule a de quoi raidir les corps. À 6 heures du matin, tous les artistes étaient déjà en piste : BFM-TV faisait un direct, ce qui ne se décline pas en termes de publicité, le festival fonctionnant à 50% sur la billetterie. Daniel a trouvé le truc pour se détendre : « Le festival prend grand soin des artistes. Il y a notamment un ostéopathe disponible en permanence. Je suis allé deux fois, même si je n’ai rien qui cloche. Il faut en profiter, non ? » L’heure tourne, le brouhaha du public commence à se faire entendre. Dans une heure, ce sera le grand moment pour le duo : la représentation du soir.
La diversité plutôt que l’opposition
On les laisse s’échauffer en silence – « sauf que Daniel parle tout le temps », rigole Josefina – et on en profite pour chercher à mieux comprendre les enjeux du festival auprès de son principal instigateur. Pour harponner Alain Pacherie, le président, on est obligé de déloger sept à huit collaborateurs qui s’activent, malgré l’heure tardive, dans le bureau bien fermé de leur boss. L’élégant septuagénaire parisien, sûrement débordé, s’avère charmant, laissant croire qu’il a tout son temps. Égrainant plus de quatre décennies d’histoire, le directeur et fondateur du Cirque Phénix raconte qu’il doit son « coup de foudre artistique pour un cirque différent » à Annie Fratellini et à son mari Pierre Etaix, rencontrés au début des années 70. La filiation est évidente : Alain Pacherie est également président de l’Académie des Arts du Cirque Fratellini ; Valérie, la fille d’Annie, est ici membre du jury. Ce parcours, croisé avec celui de Dominique Mauclair, donne une autre couleur à un festival qui pourrait sembler essentiellement traditionnel ou commercial. Le patron, parfois ému jusqu’aux larmes quand il parle des artistes que le festival a aidés, est tout entier dédié à un art qui le mène aux quatre coins du monde. « C’est bouleversant pour moi de voir ces jeunes artistes qui innovent en permanence », explique la tête chercheuse. « Même si elles sont ancestrales, les techniques se réinventent sans cesse. Je ne connais pas d’art qui évolue aussi vite que le cirque. J’aime avoir des numéros traditionnels et des numéros de cirque d’auteur. C’est la diversité qui fait la richesse d’un art. Dans le jury, on trouve des gens issus du cirque de divertissement et d’autres du cirque d’auteur. Et ils finissent toujours tous d’accord. »
On frappe à la porte, on cherche le patron. « Sans équipe, sans chance et sans travail, il n’y a pas de réussite », s’excuse-t-il. L’heure de la représentation a presque sonné, une foule compacte envahit le chapiteau, grand comme une ville de cirque. Paris connaît visiblement le chemin du Bois de Vincennes, qu’on emprunte en famille, en couple ou en solo. Pablo, grand italien, est venu directement du boulot : « Je viens chaque année depuis que je vis à Paris. C’est ma dose annuelle de rêve », sourit-il, gentiment poussé dans le dos. L’accès aux coulisses est ceinturé ; je prends le pouls de nos Argentins de Bruxelles par sms. La réponse tinte vite : « On se sent bien, un peu électrique mais bon t’as vu le monde ?? On se voit après ?! ». Et comment !
D’une simple candidature envoyée au mois d’août, à laquelle était jointe la vidéo de leur numéro présenté à Exit 2015, voilà notre duo propulsé au milieu de redoutables artistes français, anglais, allemands, mexicain ou kazakhes. Pour la première fois dans l’histoire du Festival Mondial du Cirque de Demain, les cinq continents sont représentés. Le noir se fait. Calixte de Nigremont, crâne lisse et veste à jabot, prend la scène, éteignant les bruissements des 4.000 spectateurs : « Bonsoir Paris, bonsoir le monde ! » C’est parti pour deux heures trente, une parade de drapeaux et un incroyable enchaînements de numéros.
Osmose entre théâtralité et prouesse
Il y a à boire et à manger, dans un alliage étonnant de tradition et de création. Par exemple, la Troupe acrobatique de Zhejiang propulse sur la tête 13 ados aux costumes dorés, comme sur une carte postale des temps anciens. À l’opposé, dans une approche contemporaine, le Français Guillaume Karpowicz propose en solo un fascinant numéro de diabolo qui joue sur la retenue et l’art minimal. Le public plébiscite volontiers les deux extrêmes. Comment va être reçu le duo argentin ? Le cœur un peu palpitant, croisant les doigts, on les voit débarquer après l’entracte. Daniel, torse nu, arrimé à son cadre aérien. Et Josefina, en short, à la moue distante, prête à voltiger. Le numéro débute. Une bande son différente, qui varie les rythmes et épaissit l’ambiance. Un couple qui se toise, se cherche. Puis soudain, la voltige, soufflante, virtuose. Calme, tempête, calme, tempête : le public fusionne complètement à cette dramaturgie qui sort des schémas classiques. Chaque accélération conquit les cœurs, chaque décélération les envoûte. Quand le noir revient et que salle éclate d’applaudissements à tout rompre, on pense : « C’est gagné ». Ça sent le prix du public à plein nez. Ou est-on soudain chauvin ?
Rien ne vaut l’opinion du directeur artistique du festival, Pascal Jacobs, historien du cirque et dramaturge. « Il y a chez Jose & Dani une osmose entre théâtralité et prouesse. Il n’y a pas d’abandon de la technique, bien au contraire, mais elle est mise au service d’un propos », nous avait-il confié l’après-midi. Chaque école a ses caractéristiques et, sans trop caricaturer, la force des étudiants de l’Esac tient à leur justesse de présence : ils existent en tant qu’acteurs. » Et le spécialiste d’insister sur le prix des écritures différentes, structurant le « cirque de demain » : « Le ‘numéro’ est une forme qui semble marquée par le classicisme et la tradition. Mais à l’intérieur de cela, on a des propositions contemporaines, qui ne se soumettent pas au ‘crescendo’ classique du numéro : on n’est plus dans un moment tendu mais suspendu. On y entre autrement. Et l’adhésion peut être très puissante. » La salle ne s’y est d’ailleurs pas trompée : le lendemain, « Jose & Dani » recevront officiellement le Prix du Public. Quant au jury, il leur décernera deux prix : Médaille d’argent et Prix du Moulin Rouge
À la sortie, Daniel et Josefina, tout sourire, commentent pour l’heure leur prestation avec des mots simples : malgré le cadre qui n’était pas fixé assez fermement, ils ont pu trouver une « souplesse dans la technique, moins rigide qu’à la répétition ». Pas le temps de grand discours : on les harponne sec. En un coup de cuillère à pot, une dame leur propose un engagement au 26e Festival Daidogei, à Shizuoka, au Japon – un festival qui réunit la bagatelle annuelle de 2 millions de spectateurs. Car au-delà des prix, du souffle artistique et de la camaraderie entre artistes, le Festival Mondial du Cirque de Demain reste aussi un marché. « Ce n’est pas tous les jours qu’autant de producteurs et d’agents te proposent de te programmer. C’est une énorme vitrine dont il faut profiter », observe Josefina. Hors de question toutefois, pour le duo, d’accepter « de ne plus faire que ça ». La priorité est aussi à la création d’un spectacle de leur cru, à leur rythme, comme l’esquisse la forme courte dévoilée en mars dernier au Festival XS du Théâtre National et titrée Ningunapalabra (« Aucun mot »). « On fête nos 7 années de travail ensemble et on a confiance pour la suite », conclut le duo. « On a décidé d’aller ensemble au même endroit. C’est la chose la plus forte qu’il y a entre nous : on est toujours d’accord ». Voilà qui aide sûrement à ne pas trembler, quand le monde vous tend les bras.
Infos et palmarès complet du Festival Mondial du Cirque de Demain : www.cirquededemain.paris
Pour suivre Josefina Castro et Daniel Ortiz : sur Facebook.
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L'auteur.e de l'article
Laurent Ancion
Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.