On ne se forme pas tout seul : en cirque, comme dans bien d’autres domaines, la transmission est le principal canal d’apprentissage. Mais entre générations, on n’a pas toujours la même façon de voir les choses, ni les mêmes images du cirque. Entre rigueur et liberté, technique et créativité, comment ces conceptions se combinent-elles ? On a pris la route de l’Ecole Supérieure des Arts du Cirque, à Auderghem, pour voir comment le dialogue peut s’établir entre un professeur venu de l’est (à la poigne a priori de fer) et ses étudiants biberonné aux scènes contemporaines (dont l’intérêt porte a priori davantage sur l’expression).
Célia Casagrande-Pouchet et Sarah Devaux, à l’orée de leur carrière avec leur compagnie Menteuses[1], sont respectivement sorties de l’Esac en 2013 et en 2014. Aujourd’hui, elles retrouvent leur ancien professeur de corde volante, le Russe Roman Fedin, formé à l’école Karandash de Moscou. Ces trois-là ne viennent visiblement pas du même monde artistique. Célia et Sarah sont passées par le théâtre, aiment les formes hybrides et cherchent à se détacher des figures acrobatiques. Roman, lui, est très attaché à la technique, à la rigueur et à la « physicalité » du cirque. À quel carrefour se retrouver ? « Je dois parfois me battre avec moi-même, parce que j’ai été formé dans un univers très différent », admet le professeur. « Je viens du sport, puis j’ai étudié la mise en scène sportive – comprenez mathématique. Chaque fois, je dois me remettre à ma place et me rappeler qu’ici, le professeur n’impose pas tout : on fait un pas vers les envies des gens. »
Le chemin à parcourir vaut pour les deux bords. « C’est vrai que la première année, j’avais l’impression que Roman était très carré… mais moi je trouvais que je ne l’étais pas assez !», sourit Sarah. « J’ai apprécié cette exigence. Roman m’a énormément appris au niveau de la conscience et de l’intelligence du mouvement. Comment comprendre un geste technique, comment savoir se corriger ? Sans cette exigence, je n’aurais pas pu aller vers la recherche. »
L’apprentissage technique et la recherche – deux piliers de l’Esac – sont aussi le ferment du dialogue. « Mon passé est complètement de l’autre côté de la frontière de la recherche », détaille Roman. « J’ai été formé à un cirque ‘pur’, traditionnel. Quand tu fais, tu fais. Il n’y a pas cette culture de cirque contemporain, nous ne connaissons pas cette quête de l’émotion profonde. J’apprécie qu’ici, on puisse se libérer et faire de la recherche. Je dois aussi avoir cette indiscipline. C’est bien d’être ferme, mais je ne dois pas toujours rester sur les mêmes principes. Sinon mon ciment devient dur, je vais me bétonner et ne plus avancer. »
À l’inverse, si Sarah et Celia se détachent de la figure de cirque, cette image technique les interroge et les poursuit. « On a touché à plein de choses avant d’étudier le cirque », rappelle Célia. « Ce qui compte pour nous, c’est de faire passer une émotion. Les figures, c’est important aussi. On cherche à s’en détacher… et puis on se dit qu’on ne les fait pas assez ! On s’interroge sur les cases où on met les choses. Pour nommer notre spectacle, on n’a pas écrit ‘cirque’, mais ‘pièce aérienne’. »
Un alliage en recherche permanente, comme avec leur prof ? « C’est vrai, Roman a reçu l’éducation circassienne russe, mais ses étudiants l’invitent à aller chercher ailleurs. Il adore chercher avec nous, il redevient comme un enfant ! Dans un enseignement ouvert, les profs font évoluer les étudiants… et inversement ! », concluent les Menteuses.
[1] Lire la critique de leur spectacle « À nos fantômes »
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