Avr/Mai/Juin 2017

Le rêve d’envol, l’illusion de la maîtrise du vide, le mouvement constant, le déséquilibre permanent, l’envie de hauteur et le fil comme métaphore de la vie, voilà tout ce à quoi renvoie le funambulisme. Éloge d’une certaine lenteur et de la concentration, la discipline cultive la poésie du geste.

Heureux les latinistes qui par la langue d’Ovide retrouvent le sens des mots. Et se rappellent que dans « funambule » se logent le nom commun « funis », la corde, et le verbe « ambulare », marcher. Tout un programme… Ces deux indices, toutefois, ne suffisent pas à définir une discipline qui remonte à la nuit des temps, à la Grèce Antique probablement, et qui s’est abondamment développée au Moyen Âge. En témoignent ces anciennes gravures représentant les danseurs de cordes bien présents également aux XVIIIe et XIXe siècles. Pourquoi une telle ancienneté ? Sans doute parce que le fil lie l’acrobate à une maîtrise du vide et au surpassement de soi.

Tout cela ne nous dit pas encore ce qu’est le funambulisme. La psychanalyste Françoise Dolto disait qu’on ne définit jamais aussi bien les choses que par ce qu’elles ne sont pas. Un funambule n’est donc pas un fildefériste qui, pour sa part, ne traverse jamais à plus de 2 mètres de hauteur. Le funambule, lui, part de minimum trois mètres. Et va jusqu’aux cieux, s’il le veut, dans ce rêve éternel d’homme-oiseau. Ces hauteurs sans limites rendent certaines traversées inoubliables. On se souvient de Philippe Petit entre les Twin Towers à New York (1974) ou de Nik Wallenda au-dessus des chutes du Niagara (2012).

Pour évoluer sur son fil d’acier, ou sur un autre nouveau matériau, le funambule s’aide le plus souvent d’un balancier, une grande barre en métal d’environ sept mètres de long qui pèse en général entre 13 et 27 kilos. Johanne Humblet, des Filles du Renard Pâle, qui, après l’École de Cirque de Bruxelles et l’Espace Catastrophe est « montée » à Paris pour suivre les cours de l’Académie Fratellini, préfère avancer sans aide. « Je me sens plus libre de faire des choses autour du fil. J’aime ce déséquilibre. Car c’est précisément ce sens du (dés)équilibre qui fonde la discipline », nous dit-elle, précisant « qu’il faut aussi avoir l’envie et faire preuve d’un grand calme intérieur, car le moindre stress peut déséquilibrer l’acrobate. Certains funambules n’hésitent d’ailleurs pas à avoir recours à la méditation. Je ne fais pas seulement des traversées. Je fais aussi des roulades, des acrobaties, des pas de danse… Tout est envisageable ! »

Déséquilibre, voilà un mot qui résonne immédiatement. La funambule française Tatiana-Mosio Bongonga nous confiait à la Biennale internationale des arts du cirque à Marseille, en février dernier, qu’« on ne cesse jamais de bouger. Le mouvement ne s’interrompt pas. Comme la terre qui tourne. Quand je traverse, je suis dans un état de conscience maximale. Pour moi, le fil est une métaphore de la vie. »

À l’École du Cirque de Bruxelles, dans le cadre du Centre européen du funambulisme, chaque année des jeunes du quartier s’initient à cette traversée[1]. Et grâce à elle, nourrissent plus de confiance en eux. « Je compare ma traversée à mon année scolaire. Lorsque j’ai parcouru la moitié du chemin, je me dis que j’ai déjà réussi la moitié de l’année. Et que si j’arrive au bout, je vais réussir ! », confie une jeune fille.

 

Les sens aiguisés

Ne pas avoir le vertige est un prérequis. Et mieux vaut avoir le goût du risque. Car le funambule recherche inlassablement cette poussée d’adrénaline addictive qu’il ressent lorsqu’il évolue là-haut, où tous les sens sont aiguisés. Cette concentration accrue permet aussi d’être attentif aux imprévus qui, de la pluie au coup de vent en passant par l’humidité, un rayon de soleil éblouissant, une mèche rebelle ou l’arrivée d’oiseaux, sont légion.

Solitaire, évolutif et lent, l’art du funambule se pratique aussi en duo à l’instar de Audrey Bossuyt et Marta Lodoli de la compagnie bruxelloise Les Chaussons rouges. « Lorsque Marta est derrière moi, nous sommes tellement proches que je sens son souffle dans mon cou. Cela fait huit ans qu’on travaille ensemble. Quand je monte sur le fil, je suis tout à fait à l’aise si elle s’y trouve. » Le funambule avance avec ou sans longe de sécurité. Une question très personnelle, sachant qu’il arrive que l’organisateur d’un événement refuse parfois une traversée si elle n’est pas assurée.

Pourquoi, d’ailleurs, se priver de cette sécurité ? Pour jouir d’une plus grande liberté de mouvement et d’une concentration accrue. « Marta et moi travaillons sans baudrier de sécurité. C’est un choix pour être plus concentrées. Plus libres aussi puisqu’on passe parfois l’une au-dessus de l’autre. Mais il a été très difficile pour moi de faire comprendre à ma famille pourquoi je voulais traverser non longée. »

Discipline métaphorique de la vie, à divers niveaux, le fil serait aussi un miroir qui renvoie tout ce qu’on lui donne. Mais finalement, à quoi pense-t-on là-haut ? « À rester en vie », conclut Audrey Bossuyt. Une réalité impérieuse qu’il est bon de rappeler, au-delà du rêve et de la poésie du geste.

Les Filles du Renard Pâle ; www.facebook.com/lesfillesdurenardpale

Compagnie Les Chaussons Rouges ; www.ciedeschaussonsrouge.wixsite.com/leschaussonsrouges

[1] L’École de Cirque de Bruxelles propose des stages de funambulisme donnés par Denis Josselin (vacances de Pâques et d’été), avec pour objectif une traversée au-dessus du canal de Bruxelles, à hauteur de la Place Sainctelette. L’ECB participe aussi à un projet de grande traversée à Galway (Irlande) en 2020 dans le cadre de l’événement « Galway 2020 ». Infos : Ecole du Cirque de Bruxelles : 02-640.15.71 ; www.ecbru.be

 

L’œil du Maestro

Denis Josselin est « Maître funambule au Centre Européen de Funambulisme » (Bruxelles). À son actif ? Des traversées « libres » (sans sécurité) telles que la Seine à Paris à 30 mètres de haut ou la place communale de Saint-Gilles pour « Les porteuses d’eau » l’automne dernier. Il a formé des milliers de funambules et donne régulièrement des stages à l’École du cirque de Bruxelles. Pour lui, « il suffit d’avoir deux bras et deux jambes pour pratiquer le funambulisme. Car tout se joue au mental et non pas au physique. Plutôt qu’une grande force musculaire, le funambulisme requiert de la légèreté, de la fragilité, de la souplesse. Ce qui compte beaucoup, c’est l’acceptation des émotions pour être sincère avec soi-même sur le fil. Si on n’accepte pas la peur, le doute, le vertige, l’hésitation, on panique, on titube et c’est la chute. Il faut être dans le ressenti. Cela permet d’accepter les choses, de vivre en harmonie avec les sensations extérieures. » Autant de raisons pour lesquelles l’acrobate préfère travailler sans longe. C’est, selon lui, la meilleure manière d’éliminer la possibilité de la chute, par la maîtrise et la concentration.

Mode d’emploi : Suivez le fil

En pratique, de quoi se compose le funambulisme ?

 

  1. La hauteur. La principale différence entre le fil de fer et le funambulisme est la hauteur d’accroche du fil. Dans le premier cas, la hauteur ne dépasse jamais deux mètres. Dans le deuxième, elle est sans limites ! Le fildefériste évolue parfois avec une ombrelle ou une « goutte d’eau » en tissu, qui le stabilise. L’énergie est plus tonique et dynamique. Le funambulisme est plus lent et hiératique.

 

  1. Le balancier. Pour se stabiliser, le funambule s’aide généralement d’un balancier, une barre en acier qui pèse parfois près de trente kilos. La technique consiste à pointer le sol à droite ou gauche selon les besoins de contrepoids. La marche vers l’avant ou vers l’arrière s’en trouve renforcée. Certains funambules, cherchant la liberté de mouvement, laissent ce volumineux outil aux vestiaires.

 

  1. Les cavaletti. Plus le fil est long, plus il est souple. En cas de longue distance, on place des cavaletti tous les 10 mètres environ. Il s’agit de points d’accroche sur le fil qui permettent de relier celui-ci au sol à l’aide de haubans et lui redonner de la rigidité. Ces petites pièces lisses ne gênent pas l’acrobate dans sa traversée.

 

  1. Les chaussures. Le funambulisme est un dialogue entre la précision du pied et la fermeté d’un câble. D’où l’importance de la chaussure – ou pas. Classiquement, le funambule avance en chaussons. Mais tout est envisageable : bottes, baskets, seaux ou pieds nus, selon son envie. L’important est de faire corps avec le fil et de ne jamais perdre pied (si l’on peut dire).

 

  1. Le regard. Le funambule s’imagine un fil attaché à la tête, qui tire sans cesse vers le haut. Le bassin doit être projeté vers l’avant et le regard orienté au loin. Il ne faut pas regarder ses pieds : c’est le pied qui trouve le fil. Les mains doivent rester vivantes, en action jusqu’au bout des doigts. La fixité des mains ou des doigts est révélatrice d’un début de fixité mentale provoquée par l’appréhension. Il faut respirer tranquillement, sans jamais s’arrêter.

 

  1. La ligne de vie. Plus c’est haut, plus c’est périlleux. De ce fait, la sécurité est parfois renforcée par une « ligne de vie » : un deuxième câble placé en parallèle au-dessus du câble de marche, auquel l’acrobate est relié par un baudrier et une longe. Le funambule est plus libre sans cette longe, laquelle empêche certaines figures, d’où le refus de certains de s’y soumettre.

 

  1. L’âme du fil. C’est le centre du fil, du chanvre par exemple, souvent recouvert d’acier. Certains artistes sont en recherche d’autres matériaux comme la corde pleine (sans acier). La résistance des matériaux est évidemment traitée par des ingénieurs spécialisés : aucune traversée ne s’opère sans étude préalable. Car en cet instant, la vie ne tient plus qu’à un fil, au sens propre.
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L'auteur.e de l'article

Laurence Bertels

Auteur et journaliste @lalibrebe jeune public, arts, scènes, littérature.