Connaît-on la chanson ?

Avr/Mai/Juin 2018

Unis depuis les origines de l’histoire humaine, comme nous la rappelle la chercheuse Loes van Schaijk, cirque et musique ont encore bien des choses à apprendre l’un de l’autre. Et cette pulsation commune, faite de tension et d’équilibre, annonce un futur passionnant.

Dites le mot « cirque » à votre cousin, votre tante ou à vous-mêmes, et il y a de grande chance que résonne dans vos esprits une musique militaire faite de roulements de tambour et de montées de trompettes. Vissé, scotché, que dis-je, gravé dans notre inconscient collectif, cet air martial (1) indique à lui seul le lien puissant qui unit cirque et musique. L’exemple est emprunté à la culture occidentale, mais le phénomène est valide universellement : « Tout porte à croire que le couple cirque et musique se fréquente depuis la préhistoire », parie la musicienne Loes van Schaijk, professeur à Codarts, l’Université des Arts de Rotterdam, où elle enseigne la musique aux étudiants circassiens. « L’histoire de la musique est aussi vieille que l’histoire de l’humanité. Toutes les cultures ont eu des rituels ; les disciplines du cirque, de l’acrobatie au jonglage, y ont rapidement eu une place déterminante. »

Depuis lors, il n’y a pas eu que le roulement de tambour. Beaucoup plus récemment, on se souviendra ainsi que le Cirque Plume (1984), en France, ou Feria Musica (1997), en Belgique, sont chacun nés d’un rêve collectif partagé par des circassiens et des musiciens, dans une fusion initiale des genres, et que le « nouveau cirque » s’est lui-même cristallisé en marge des rassemblements folk, à la fin des années 60. En remontant le temps, mais dans le même esprit mélodique, on se souviendra que le mot « jongleur » est apparu au moyen-âge pour désigner un chanteur ambulant, un raconteur d’histoires et de farces (« jocus » signifie blague en latin). La jonglerie, discipline hautement reconnue en cirque aujourd’hui, doit donc son nom à la manipulation habile de notes et d’anecdotes.

Au commencement était la vibe

Comment expliquer semblable unisson entre geste circassien et création musicale ? Et comment l’encourager ? Car si le lien est profond, les deux mondes, étonnamment, ne se connaissent pas toujours bien aujourd’hui, les musiciens croyant parfois encore aux lions et les circassiens pensant que la musique naît d’un mp3. Au pays du cirque, il faut se méfier des évidences. C’est bien l’idée de Loes van Schaijk : dès qu’elle a repris le cours de « Musique » à Codarts, en 2012, elle a décidé d’entamer une thèse sur ce couple mystérieux. « Tout le monde me disait qu’il était très important d’enseigner la musique aux circassiens. Mais personne ne savait vraiment me dire pourquoi ! J’ai eu envie de comprendre les choses de l’intérieur. En chemin, j’ai parfois trouvé plus de questions que de réponses, mais c’est ce qui est dynamique, n’est-ce pas ? », rit-elle. La professeure ne reste pas que dans la théorie : tous ses étudiants font de la musique, au sein d’une école où l’on rappe, on gratte et on percute volontiers toutes sortes d’instruments. « Pratiquer la musique, pour un circassien, c’est surtout apprendre à savoir nommer les choses, à développer un langage potentiellement commun avec les musiciens. Tout comme il serait utile que les musiciens abordent certaines techniques de cirque. Se connaître est essentiel. »

Dans leur bagage, depuis la nuit des temps peut-être, un secret les rapproche : la vibration. « Tout n’a pas encore été découvert sur la psychologie de la musique », indique Loes. « Toutefois, il est indubitable que la musique, comme le cirque, est structurée par une combinaison de tensions et de relâchements. Cette combinaison crée une vibration – un jeu d’équilibre et de déséquilibre – qui est également constitutif du cirque. Les circassiens savent très bien que l’équilibre ne signifie jamais l’arrêt de tout mouvement, mais la balance. Cirque et musique s’unissent si bien parce qu’ils jouent tout deux, en permanence, sur la tension et la détente. » On peut se moquer aujourd’hui du roulement de tambour, mais il en est une bonne image, comme l’indique la chercheuse Kim Baston dans sa propre thèse (2) : « Le roulement de tambour [du cirque traditionnel] annonce le climax de la séquence, suivi par un silence qui accompagne le mouvement le plus périlleux, avant que la musique ne reprenne généralement en un joyeux refrain une fois la figure réussie. » Le cirque traditionnel adore la musique qui « confirme » l’action, rassure le public. Mais tous les contrastes sont possibles.

Votre oreille a un œil

C’est par le corps qu’on comprend cela. Si l’effet sur l’interprète est évidemment déterminant, comme le soulignait Jacques-Dalcroze, la musique est une onde que le spectateur reçoit aussi. Œil et oreille fusionnent, en quelque sorte, pour paraphraser Thomas Draxe, ce théologien qui prophétisait, dès le XVIIIe siècle que « la musique est l’œil de l’oreille ». « La musique peut avoir une multitude de fonctions au cirque », reprend Loes van Schaijk. « Elle peut être juste comme du ‘papier peint’, en fond sonore… Mais elle peut aussi influencer les émotions du public, amener du sens et produire des associations d’idées, structurer les actions et chapitrer le spectacle, charpenter la narration, souligner ou contredire le rythme visuel, influencer la sensation d’espace (si le son est spatialisé), marquer la perception du temps, créer un sentiment collectif au sein du public (surtout par l’exploitation de musiques populaires ou connues),… » Pour faire monter la pression, on ajoutera que « l’oreille analyse, travaille et synthétise plus vite que l’œil » (3), et que l’apport du son (ou du silence) est donc fondamental dans la construction du sens, en aller-retour avec la vision.

On comprend pourquoi, au-delà des rengaines de bande son (Amélie Poulain, Caravan Place, René Aubry, Gotan Project,…), la dramaturgie du cirque, qui en écrit le sens, a tout à gagner d’un travail intime avec la musique. C’est le credo de Loes van Schaik : « Il faut que les circassiens et les musiciens se connaissent et travaillent ensemble. Ils en ont souvent envie, mais les questions de coûts et de temps élaguent souvent les belles intentions. Résultat, il manque parfois encore un langage commun. On peut rêver que les envies s’unissent pour créer quelque chose de complètement nouveau ! » La fusion est telle, depuis l’âge des cavernes, que l’on ne peut douter des fruits de la passion.

 

(1) « Entry of the Gladiators », du Tchèque Julius Ernest Wilhelm Fučík, pour être précis.

(2) Kim Baston, « Scoring performance : the function of music in contemporary theater and circus », La Trobe University, Australie, 2008.

(3) Comme l’écrit Michel Chion dans « L’audio-vision – Son et image au cinéma », aux Editions Armand Colin.

L’oreille musicale d’Olivier Thomas

 

En cirque, le comédien et musicien Olivier Thomas (cheville ouvrière de Tomassenko) a travaillé avec Feria Musica et sera sur la scène de Clos, le nouveau spectacle Loïc Faure.

« Au cirque, il n’y a pas de texte (ou très peu) et la prouesse reste la base de l’expression. Comment faire pour créer une musique qui n’aille pas que dans le sens du poil du cirque ? Une musique qui dépasse le ‘soutien énergétique’ et apporte un complément narratif ? La recherche pour Clos est passionnante. Les musiciens seront en scène, il s’agit de raconter une histoire ensemble. Même si les mots manquent pour en expliquer les méandres, c’est d’un fil qu’il s’agit et qui tient, jusque dans ses silences, sur une heure de spectacle. Tenir en haleine. Comme un long toboggan qui se tord en tournants et accélérations, chutes et faux plats… Cirque et musique : deux dramaturgies qui s’entrelacent, se rapprochent et se connectent. »

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.