Avr/Mai/Juin 2018

Fille de mauvaise réputation, âgée de plus de deux mille ans, la contorsion se fait rare en cirque contemporain. Associée à la douleur, elle intrigue autant qu’elle dérange et séduit autant qu’elle irrite… Une discipline tordue, en somme, qui invite à en dénouer les mystères et autorise bien des réinventions.

La tête entre les jambes, la nuque relevée, le regard vers le public, un homme grenouille, posé sur son socle, fixe le public et le captive. Une fille couchée sur le dos touche sa tête avec ses pieds et l’on se demande d’où lui vient cette hyperlaxité. Malformation ? Syndrome d’Ehlers-Danlos – maladie génétique qui modifie la structure du collagène ? Ou huile de serpent qui accroît la souplesse ? Tout y passe. Entre la figure du « double scorpion », le nec plus ultra, le « pont », la « poupée de chiffon » ou le « hula hoop », les figures de la contorsion sont légion. Toutes interpellent par leur complexité, à se demander si, à force de se plier en quatre, les contorsionnistes ne deviennent pas eux-mêmes un peu tordus. À moins que cette propension à la complication les ait poussés à l’exprimer physiquement… L’Église catholique n’hésitait d’ailleurs pas, au Moyen-Âge, à parler de femmes possédées : on peut le voir sur certains chapiteaux d’édifices romans représentant une femme repliée sur elle-même accompagnée d’un musicien, par exemple. Saltimbanques d’alors, « diableries » attirantes et effrayantes à la fois.

 

Des os en caoutchouc

On ne connaît pas les réelles origines de la contorsion. De tous temps, l’homme a cherché à faire des acrobaties. On en trouve les premières traces en Chine, dans des documents vieux de plus de deux mille ans. En Mongolie, elle s’enseigne à l’école et aide certains enfants à sortir de la précarité. Plus près de nous, dans le temps et dans l’espace, l’un de ses pères occidentaux est Eduard Klischnigg (1813-1877) qui étonna ses amis en leur faisant croire qu’il avait des os en caoutchouc.

Cette discipline dangereuse qui peut, entre autres, entraîner de graves scolioses, doit être maniée avec précaution et connaît, en nos contrées, des variations bien plus humaines qu’au-delà de l’Oural. Car en contorsion, plus qu’ailleurs, tout est une question de limites, même si la nature a doté l’acrobate d’une extrême souplesse. Ce don du ciel, il faudra, en effet, le préserver comme a su le faire le Français Aurélien Oudot, un ancien élève de l’Ésac (École supérieure des arts du cirque) sous les conseils de son professeur lorsqu’il était encore enfant. Vu sa grande souplesse, son maître lui a conseillé, contre toute attente, d’arrêter les contorsions le temps de l’adolescence, et de privilégier les acrobaties pour fortifier sa chaîne musculaire. Ce qu’il fit avant de revenir à l’acro-danse à l’Esac où il apprit, selon son propre vœu, à « contourner la contorsion », à jouer plutôt de la souplesse, du déhanchement, du mouvement, à l’écoute d’un corps qu’il a appris à respecter. Guidé par cette phrase de Charlie Chaplin, « We think too much but we feel to little » (« Nous pensons trop et ressentons trop peu »), il s’est mis à chercher un corps qui éveillait la conscience.

 

Tradition ou modernité ?

Moins stéréotypée qu’il y paraît, la pratique s’ouvre en fait à toutes les interprétations, classiques ou novatrices. Pour Johanna Vina, qui travaille notamment avec le Cirque Amar, les maîtres-mots sont clairs : « Tradition, défi, exigence et préparation intense », liste-t-elle. La discipline est davantage présente dans le cirque traditionnel, vu son côté démonstratif. Elle se prête au cabaret où l’on y ajoute bruits, craquements et frissons garantis ! Lieu d’expression ou de tradition ? Adèle Alaguette, contorsionniste et équilibriste lilloise, avoue qu’au départ, la discipline… ne l’attirait pas. Elle trouvait ces figures dérangeantes. Et pourtant, elle a mordu à l’hameçon et estime aujourd’hui que la contorsion lui permet aussi de parler d’une certaine libération. « Il y a plein de choses à raconter », nous dit-elle, « comme avec n’importe quel outil ». La discipline s’ouvre à la narration, à la façon puissante d’une Angela Laurier (lire ci-contre) ou, dans une dramaturgie presque théâtrale, à la manière de Jatta Borg, qui, de sa Finlande natale, serpente dans le quatuor féminin de Persona, première création du Naga Collective récemment dévoilée à UP!, au Théâtre National. Entre humour, puissance et récit, Carlo Massari, qu’on a pu voir dans Driften de PetriDish/Anna Nilsson, use, lui aussi, de la contorsion comme mode d’expression et dote son corps d’histoires aux accents universels. Malgré ses 2000 ans, la contorsion semble inlassablement appelée à une nouvelle jeunesse.

L’œil de la maestria

S’il existe une contorsionniste célèbre, c’est assurément la franco-canadienne Angela Laurier. Après être passée par la dure école du Cirque du Soleil, elle a opté pour une ligne plus autobiographique tout en respectant ce corps qui peut, selon la manière dont il sera traité, devenir son meilleur allié ou son pire ennemi. La clé de la durée ? « L’échauffement », confie-t-elle. « Il doit durer plusieurs heures et il ne faut absolument pas l’interrompre jusqu’au début de la représentation – le bas du dos, par exemple, se refroidit très vite. » Pendant les figures, la respiration et la détente forgent « la base de tout ». « Il faut respirer dans les poses, et le faire par le dos, car la cage thoracique est compressée. En position, il importe aussi de relâcher les muscles pour aller plus loin, gagner quelques centimètres à l’aide, toujours, d’une respiration lente et profonde. »

Avec Angela, la contorsion raconte aussi une histoire : celle, en l’occurrence, d’une gymnaste surdouée à l’enfance bafouée. Ou l’histoire d’actes manqués… Au fil des ans, l’humain et l’engagement ont pris l’ascendant sur la technique pure pour dénoncer les souffrances imposées aux femmes, les espoirs déçus. Acrobate sur le fil, féministe assumée, Angela Laurier tord son corps pour mieux dénouer les secrets.

Mode d’emploi

La contorsion en six questions (que vous vous posiez ou pas du tout !).

 

  1. Faut-il une hygiène de vie particulière ?

Hé oui, comme toutes les disciplines circassiennes, la contorsion exige une discipline de vie. Pour Johanna Vina par exemple, pas question de manger des gâteaux ou des bonbons, ni de boire de l’alcool. « Si je prends un ou deux kilos, je le sens tout de suite. Je ne parviens plus à faire mes figures correctement. Cette discipline de vie me permet aussi de garder l’esthétique que je souhaite. »

 

  1. Faut-il être souple ou hyperlaxe ?

Pas forcément. Les avis divergent. Pour Angela Laurier, il faut avoir une certaine souplesse de départ et surtout l’entretenir. Pour Adèle Alaguette, les aptitudes s’acquièrent davantage. Elle admire ainsi son professeur de soixante ans, toujours capable de faire l’entraînement avec elle. Preuve que si l’on respecte sa monture, on peut aller loin.

 

  1. Quelles sont les figures standard ?

Chacun invente un peu les siennes et leur donne un nouveau nom. Un des grands classiques reste le « scorpion » : l’artiste est couché ventre à terre et vient placer ses jambes à l’avant, ses deux pieds posés au sol de part et d’autre de son visage.

 

  1. Peut-on aller toujours plus loin ?

Lorsqu’on ne recule pas devant la difficulté, ou bien qu’on travaille pour le cabaret où la performance domine, il faut parfois frôler l’impossible. Par exemple, rentrer son corps dans une boîte qui est manifestement trop petite… Cette figure, que réalise notamment Johanna, se nomme « entérologie ».

 

  1. Est-ce que ça fait mal ?

Travailler la contorsion, c’est aussi travailler la douleur, s’assouplir tout en écoutant son corps, aller juste en-deçà de ses limites. La douleur disparaît vite ou devient « tolérable ». La musculation (chaîne dorsale ou abdominaux) et la respiration jouent un rôle fondamental. Aurélien Oudot souligne ainsi qu’il est plus confortable de privilégier l’expiration à l’inspiration avant une figure.

 

  1. Quels sont les trucs et astuces ?

Le yoga ou la méditation apportent une aide appréciable pour gérer les limites et la souffrance. Il faut rester calme, trouver le relâchement en position difficile, même si on croit étouffer. Surtout, ne pas paniquer. Et se souvenir de là où on est arrivé, gagner en confiance et aller chaque fois un peu plus loin.

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L'auteur.e de l'article

Laurence Bertels

Auteur et journaliste @lalibrebe jeune public, arts, scènes, littérature.