La (ré)partition des rôles

Avr/Mai/Juin 2018

Se croisant depuis longtemps sur scène, cirque et musique se lovent pour nous raconter sans cesse de nouvelles histoires. Leur rencontre nécessite de longues heures de travail et de dialogue : un aller-retour que nous expliquent trois compositeurs en quête permanente d’équilibre.

S’il est un mot qui unit les vocabulaires du cirque et de la musique, c’est bien « mouvement ». Aussi, quand on évoque la rencontre entre les deux champs artistiques, on pourrait imaginer que le mouvement du circassien entraînerait celui du musicien, que le tracé pendulaire du trapèze ballant guiderait naturellement l’archet du violoniste ou battrait la mesure. C’est évidemment plus compliqué ! Et beaucoup plus nuancé, ainsi qu’on s’en rend compte lorsqu’on interroge les compositeurs face à la création circassienne.

Le circassien et le musicien s’accordent sur une chose : la notion de dialogue. Avec ses ambitions dramaturgiques sans cesse en développement, le cirque contemporain ne peut ignorer la puissance narrative de la musique. « Mettre en musique un numéro, c’est aussi le mettre en scène », affirme ainsi Christophe Morisset, metteur en scène et musicien, qui parle clairement d’interprétation musicale et de « partage du plateau », bien au-delà du simple accompagnement. « Quand tu écris de la musique », nous explique-t-il, « tu abordes son interprétation comme si elle était un personnage. Il y a la présence scénique, corporelle du circassien et du musicien, la musique constitue une autre part de cette présence. J’aime parler de prise de parole musicale. »

Live ou enregistrée ? La manière dont la musique sera amenée sur le plateau est souvent l’une des premières questions. « On ne produit pas la même musique selon les deux contextes », poursuit Christophe. « Je suis avant tout tromboniste. Avec mes cuivres, je suis plus limité que d’autres musiciens et la musique que je peux produire sur scène est davantage monophonique et en quelque sorte plus contraignante. Sur scène, ma façon de faire de la musique est ‘performatique’, c’est-à-dire que ma présence physique est importante dans la composition. Quand j’enregistre par contre, le filtre de l’instrument est absent. Je joue avec plusieurs pistes, plusieurs sons. » Aux desiderata artistiques, s’ajoutent aussi les détails pratiques et budgétaires. Avoir un ou des musiciens sur scène a un coût. Mais limiter leur présence ou la supprimer a tout autant de poids sur la facture que sur… la partition.

 

Les notes qui racontent

Composer, c’est aussi écrire une histoire. En cas de musique exécutée en direct, la discussion scénique se construit par un langage spécifique qui unit le circassien et le musicien, que l’on pourrait résumer sous le terme de dramaturgie. « La question est de savoir qui détient le temps. Une figure a sa propre vitesse, la musique peut s’y plier. Ou alors la musique impose son rythme et sa narration. Et cela peut s’inverser en cours de spectacle », note Christophe. Alterner l’harmonie et le contretemps fait d’ailleurs partie des procédés dramaturgiques les plus efficaces. L’unisson est même plutôt rare, car rapidement monotone.

Rencontre, dialogue, échange, improvisation servent de bases de travail, les méthodes varient du tout au tout selon les spectacles et les artistes. « Pour écrire et composer, j’ai besoin de voir », explique pour sa part Simon Thierrée, violoniste et compositeur pour la scène, qui aime se dire « au service du circassien ». « Parfois c’est limpide dès les premières explications. Mais j’aime venir aux répétitions avec mon violon pour essayer de dialoguer. Pour essayer de déjà trouver une couleur, une rythmique. Mais ça dépend beaucoup de la personnalité de l’artiste. » Jongleur, acrobate, mais aussi musicien inspiré, Mark Dehoux est compositeur des bandes-son de ses propres spectacles, notamment pour son duo de jonglerie « Mark et Benji ». Quand il travaille pour d’autres, c’est in situ qu’il aime démarrer la partition. « Je viens une première fois juste regarder ce qui se travaille sur scène, voir les énergies en présence », explique Mark. « Je viens une deuxième fois avec plein d’instruments et je me mets dans mon coin, parfois dans une pièce à part, pour chercher et ensuite proposer des textures, des ébauches. Ensuite je travaille chez moi et j’invite d’autres instrumentistes pour enregistrer la bande-son. »

Tout ne fait pas farine au moulin à musique. Simon Thierrée admet ainsi que certaines disciplines et agrès l’inspirent peu. « D’un point de vue technique, je n’aime pas les disciplines qui impose des rythmes lents. J’ai toujours eu du mal à travailler avec du trapèze ballant ou la corde volante. J’adore l’acrobatie par contre ! » Le jeu des corps, le risque tendu et visible écrivent pour lui la partition. Et l’imprévu doit se prévoir également. « Un jongleur peut faire tomber l’un de ses objets qu’il doit alors ramasser. On doit en tenir compte. Il faut lui créer un espace pour pouvoir se reprendre. Un orchestre de cirque en live va pouvoir regarder le numéro et aider l’artiste. La bande-son enregistrée doit créer cet espace pour que l’artiste puisse travailler. »

Composer pour le cirque se base donc sur un dialogue… en mouvement. Il s’élabore par essai-erreur. Dans ce duo, le musicien vient avec un savoir et une expérience. S’il conçoit son rôle au-delà de l’accompagnement, il vient toutefois se mettre au service d’un propos. Un équilibre délicat mais, une fois trouvé, terriblement efficace.

La musique est un droit (d’auteur)

« J’aimerais utiliser de la musique dans mon spectacle ou mon numéro de musique, que dois-je faire ? » La question est très simple, mais la réponse est complexe, nous indique d’emblée Alexandre Pintiaux, avocat spécialisé dans les matières culturelles et artistiques. Qui dit musique, dit œuvre protégée par le droit d’auteur. « Pour utiliser une œuvre protégée, on a d’abord besoin de l’autorisation de l’auteur ou de ses ayants droit », c’est un principe de base, assure Maître Pintiaux. À cela, la loi prévoit trois exceptions.

Premièrement, « l’auteur a toujours le droit de ne pas exercer ses droits ». En clair, il cède ses droits et laisse son œuvre en accès libre, à l’image des « creative commons » qui pullulent sur le web. Cependant, son utilisation doit rester dans un registre non commercial. Bien que le cirque relève du champ artistique, un spectacle se vend et s’achète, passe par la perception de droits d’entrée, etc. Pour Alexandre Pintiaux, il s’agit d’une utilisation de l’œuvre à des fins commerciales.

Deuxième exception : après avoir pris contact avec l’auteur, celui-ci peut vous accorder une licence à titre gratuit. « Mais cela implique une convention par écrit », afin que cette licence soit incontestable par les parties. Enfin, troisième exception : l’utilisation à des fins privées (dans le cercle familial, par exemple), ce qui dans le cas présent, s’avère plutôt rare.

En dehors de ces exceptions, l’utilisateur devra s’acquitter du paiement de droits. Des sociétés de gestion collective, telle la Sabam, sont mandatées par les auteurs pour percevoir ces droits. Ceux-ci sont calculés selon des grilles tarifaires ventilant les droits selon la durée du ou des morceau(x) utilisé(s), la jauge de la salle et le nombre de représentations. Quant au droit de citation, qui reviendrait à pouvoir utiliser gratuitement quelques secondes d’une musique ou d’une chanson, il n’est pas prévu par la loi. À vos risques et périls donc !

Enfin, si vous utilisez une musique spécialement créée pour le spectacle. Alexandre Pintiaux conseille de toujours formaliser la collaboration par écrit. « L’autorisation implicite n’a aucune valeur au regard de la loi. » Et dans ce domaine, ce qui vaut pour le cirque est également valable pour le théâtre, la danse, etc.

L’oreille musicale

Max Vandervorst, musicien « pataphonique », à propos du spectacle Complicités, réunissant onze artistes handicapés mentaux et sept artistes « pros », mis en scène par Catherine Magis

« Le podium de l’orchestre est minuscule. Lionel est à ma gauche, Philippe à ma droite. Nos épaules se touchent. Lionel percute un rouleau de tapis avec une slache, Philippe caresse une caisse en carton avec une brosse de WC recyclée. Je suis affublé d’un ukulélé, d’une flûte à nez, et j’actionne du pied un charleston en plateaux de bicyclette. Depuis des mois, nous répétons inlassablement les deux mêmes morceaux : une valse, un tango. Nos gestes finissent par s’assortir et la musique jaillit avec force de nos instruments pauvres. Coup de gong final du morceau (un plateau en inox). Pas tout à fait au bon moment ni dans la bonne intensité… Le public rit. Nous aussi. Nous sommes heureux. »

Innocence Par la Scie du Bourgeon

Tout en « Innocence », pureté et fraîcheur, Philippe Droz et Elsa Bouchez dialoguent corps à corps. Unis à la ville comme à la scène, les acrobates de la Scie du Bourgeon…

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L'auteur.e de l'article

Nicolas Naizy

Journaliste, Nicolas Naizy suit avec curiosité et attention l'effervescence de l'actualité culturelle à Bruxelles et en Belgique. Ses sujets de prédilection: les arts de la scène bien évidemment qu'il suit et critique pour Radio Campus et C!RQ en CAPITALE, mais aussi la littérature et la bande dessinée pour diverses publications.