Le cirque à l’écoute

Avr/Mai/Juin 2018

Les circassiens connaissent-ils la musique ? Faut-il avoir fait ses gammes pour imaginer la musique de son spectacle ? Sans devenir musicologues, les artistes de cirque ne doivent pas sous-estimer tout ce que le sonore peut apporter au visuel. Raconter aux yeux et aux oreilles, tel est l’enjeu.

« Toute mise en scène s’appuie sur une multitude d’apports, et la musique y a toujours son importance. » Cette phrase nous est livrée d’emblée par Philippe Vande Weghe. De l’avis de certains de ses anciens étudiants de l’Esac, il est un des rares professeurs à intégrer systématiquement la musique à ses cours (de jonglerie en l’occurrence). Pour le metteur en scène qu’il est également, l’aspect sonore du spectacle tient une place primordiale. « Or », dit-il, « les étudiants en cirque n’ont pas toujours conscience de son importance ou de comment l’utiliser ». Les circassiens doivent-ils pour autant devenir musicologues, avoir leur diplôme de solfège ou faire un stage en médiathèque ? Si la spécialisation à outrance n’est guère de mise, il semble qu’il y ait souvent du pain sur la planche, pour ne pas retomber dans les vieilles ornières mais inventer. Philippe connaît les écueils et les facilités. « Le risque est de proposer ce que l’on aime, et non ce qui est utile. » Et répétition (des refrains connus) ne rime pas ici avec création. L’utilisation d’une musique suremployée ou trop connotée banalise ce qui se passe sur le plateau.

Si on ne peut pas parler de formation musicale en tant que telle dans les cursus circassiens en Belgique, plusieurs professeurs cherchent à ouvrir la culture musicale et sonore. C’est l’objectif que s’est donné la musicienne et chanteuse Chloé Defossez dans son cours de « conception sonore » donné à l’Esac. « La musique donne avant tout un relief émotionnel au spectacle. J’essaie de leur en faire prendre conscience. » En initiant ses étudiants aux logiciels disponibles gratuitement, elle tente de les rendre plus autonomes en démystifiant le monde du son. Une partition chargée n’est pas toujours nécessaire, de petits effets peuvent raconter beaucoup. Outre la musique, la bande sonore d’un spectacle peut s’enrichir du bruit de l’agrès, du souffle des acrobates et de tout son non musical.

Dans le dialogue entre le musicien et le circassien, c’est ce dernier qui vient fixer l’univers, estime Chloé. Avoir en amont un projet bien construit – pas fini, mais cerné – « facilite le contact avec les gens avec lesquels on travaille » : les musiciens, mais aussi le reste de l’équipe (techniciens, régisseurs, éclairagistes,…). « Plus on amène de la matière au musicien, plus il pourra proposer quelque chose en adéquation avec le propos. » Philippe Vande Weghe confirme l’élan : « Les circassiens suscitent, c’est donc au musicien de proposer », estime-t-il. D’où l’importance de la capacité du circassien à mettre ses idées en images, à les expliquer, à les « faire entendre ».

 

Une partition physique

Faire « corps » avec la musique est un élément déterminant pour le circassien, une fois en scène. Il est loin le temps du chef d’orchestre du cirque traditionnel, qui surveillait la piste autant que ses musiciens. « Un musicien de haut niveau de Bouglione me racontait que son chef dirigeait dos à l’orchestre, gardant en continu un œil sur la piste. Il avait développé tout un système de signes pour casser la mélodie. Tout un savoir-faire », relate Christophe Morisset. Sans chef, musiciens et performeurs interagissent davantage. « Les circassiens ont souvent cette capacité de trouver des repères que moi-même je n’entends pas ! Ils peuvent s’adapter en live, ralentir ou accélérer. »

Pour gérer l’erreur, le circassien doit suffisamment connaître la bande-son pour pouvoir la rattraper, anticiper les fins de phrases musicales. Attention toutefois à ce que Philippe Vande Weghe appelle la « tyrannie musicale » : « Le stress est dangereux pour le jongleur, inutile donc d’être trop calé sur la musique, il doit se laisser le temps de faire les choses. » C’est pourquoi il est très difficile d’avoir ce qu’on appelle des « cue », des repères trop stricts, qui viendraient emprisonner l’artiste dans un cadre oppressant. Le « live » ouvre à ce sujet des pistes infinies, comme on le lira ci-contre.

Quand le mariage entre musique et cirque fonctionne, les deux objets artistiques se confondent sans être redondants. « Inutile que la musique explique ce qui se fait sur scène », conclut Philippe Vande Weghe. La musique souligne le mouvement autant qu’elle le crée, elle le défie autant qu’elle le soutient : c’est en ces multiples variations qu’elle trouve sa force dramaturgique.

L’énergie du live

« Dès le début de la création de ce spectacle, on voulait la batterie avec nous sur scène. » Le « live » était une évidence pour Neta Oren et Gon Fernàndez de la Compagnie Stoptoï. Passés au dernier Festival UP!, les jongleurs partagent la scène avec Gaëtan Allard dans leur toute nouvelle création Loop. Au menu : des anneaux, beaucoup d’anneaux… et un batteur donc. « C’est vraiment une création à trois. Cet instrument a quelque chose de très physique pour le batteur, il nécessite un réel engagement sur scène. » Les mouvements du musicien ont ainsi été inclus comme un véritable « acte », le batteur étant le troisième performeur. Mouvements de bras et jets de baguette créent la connexion entre lui et les deux jongleurs. « On ne voulait pas le laisser dans un coin, on voulait l’intégrer. »

Tour à tour, jongleurs et musicien se mettent au service des autres, le mouvement des uns inspirant le rythme de l’autre, et vice-versa. D’autant que le jonglage est l’une des disciplines les plus rythmées, de l’avis de plusieurs interlocuteurs. « En jongle, le jeté et l’attrape donnent déjà un rythme », atteste Neta Oren.

Avoir un musicien sur scène donne également une énergie, une impulsion pour habiter les petits espaces d’improvisation ouverts dans un spectacle très écrit. « Il y a des choses qu’on ne peut pas complètement contrôler. » Et cela sert le procédé narratif. Les rôles peuvent d’ailleurs s’échanger un moment, de manière explosive. Le jeu repose aussi sur la lutte pour avoir le dessus, au fil d’un spectacle qui passe d’une cérémonie très classe à une énergie façon métal. Nul doute que la batterie est pour quelque chose dans cette évolution transgressive.

L’oreille musicale d’Elodie Doñaque

Trapéziste, danseuse et chorégraphe, Elodie Doñaque explore le dialogue entre cirque, danse et musique live, comme dans Back home, Balade et Eymen, créés avec les pianistes Fabian Fiorini et Éric Bribosia.

« Travailler avec de la musique live est pour moi une évidence. Une bande-son enregistrée impose des limites très rigides, des repères inamovibles. Je préfère une musique qui s’adapte aux images proposées par les circassiens, qui laisse place à des instants d’improvisation. Ce dialogue est possible grâce à la présence mutuelle. On s’écoute, on se sent. Je me considère comme un instrument moi aussi : je suis comme un musicien derrière mon outil – ma pratique du trapèze. Tout mouvement est musical. Il a toujours un rythme, un déroulé, un tempo. La présence physique des deux mouvements, circassien et musical, me paraît une invitation à passer les frontières entre les genres, qui sont souvent artificielles. »

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L'auteur.e de l'article

Nicolas Naizy

Journaliste, Nicolas Naizy suit avec curiosité et attention l'effervescence de l'actualité culturelle à Bruxelles et en Belgique. Ses sujets de prédilection: les arts de la scène bien évidemment qu'il suit et critique pour Radio Campus et C!RQ en CAPITALE, mais aussi la littérature et la bande dessinée pour diverses publications.