En France, depuis 2004, les circassiens réunis au sein du Cheptel Aleïkoum réinventent l’habitat groupé, tandis qu’en Belgique, les Malunés se baladent avec un chapiteau sur le dos. Le cirque, friand d’échange et de collaboration, est le chaleureux laboratoire d’une autre société.
Quand le Cheptel Aleïkoum débarque en ville, il ne passe pas inaperçu. C’est bien plus qu’une poignée d’artistes qui se trimballent dans ses roulottes bigarrées, c’est toute une communauté qui se déplace avec femmes, maris, enfants et même une nounou et une institutrice pour encadrer les petits pendant les tournées. Rien à voir avec les familles ambulantes à la Grüss et Zavatta, où l’on se transmettait la piste de père en fils. Le Cheptel Aleïkoum tisse un cirque « familial » dans un tout autre esprit.
S’il n’est pas né sur un seul arbre généalogique, le collectif escalade des branches artistiques communes. Issus de la quinzième promotion du CNAC à Châlons-en-Champagne en 2004, quatorze artistes se sont réunis autour d’un projet qu’ils voulaient avant tout festif, populaire, humain. Avant même de penser à un projet de création, le groupe cherchait un projet de vie. « Il nous fallait un endroit neutre », se souvient la Belge Marie Jolet, trentenaire spécialiste de l’aérien, d’abord formée à Bruxelles (L’Ecole sans Filet, les Ateliers du Trapèze, l’Enac[1]) avant d’intégrer le CNAC dans la promotion qui donnera naissance au Cheptel. « On ne voulait pas être accueillis par une grosse structure, comme l’ont fait les collectifs AOC ou les Désaccordés, avec tout un cahier de charges. On voulait plutôt un point de chute neutre ». Ce lieu de vie affranchi, ils le trouvent à Saint-Agil, village paumé du Loir-et-Cher au nom prédestiné. Coup de foudre entre les circassiens et les 278 habitants ! Les caravanes font leur nid sur le terrain d’un agriculteur et l’Echalier, agence rurale de développement culturel, les accueille en résidence. « C’est la rencontre avec les habitants et les collectivités locales qui a fait que le Cheptel a continué ». Dix ans après, la troupe est passionnément saint-agiloise. Les artistes y ont implanté leur chapiteau, ont élu domicile dans les maisons du coin et mis sur pied le festival Pouèt, sorte de retrouvailles annuelles des membres actifs ou satellites d’un collectif à géométrie intensément variable.
Cultiver la confiance
En dix ans sont venus se greffer au clan une dizaine d’autres doux dingues, circassiens, compositeurs, graphiste vidéaste, costumière ou constructeurs d’agrès, alors que certains ont choisi de quitter le clan pour explorer d’autres horizons. « Tout est mouvant au Cheptel : il y a les compagnies associées comme la Scabreuse, les compagnies amies comme Un loup pour l’homme, ceux qui partent, ceux qui reviennent. Comme on est nombreux, le train continue d’avancer, même quand on n’y est pas. Ça peut être dérangeant de se sentir dépossédé de la chose, mais en même temps, c’est confortable parce qu’on peut partir six mois pour faire une création dans le sud-ouest avec d’autres gens. Au début, on était angoissé de ce qui pouvait se passer sans nous. A 25 ans, on a l’impression de jouer sa vie à chaque décision. Le rapport était plus conflictuel, on avait du mal à lâcher notre bout de gras mais on a appris à faire confiance aux autres, parce que les bases sont solides », sourit l’acrobate, aujourd’hui maman d’une petite fille de sept ans, dont le papa est un autre circassien du Cheptel. D’autres couples se sont constitués dans le cercle : la tribu sociale débouche sur une tribu familiale. « On a fait le choix de concilier la vie privée et la vie professionnelle. Ce choix de vie nous permet de partir avec nos enfants quand on fait des longues tournées ».
Au quotidien pourtant, l’entreprise est parfois pesante, entre l’administratif et les réunions interminables alors que tout le monde préfèrerait s’entraîner sur ses agrès. « Rien que pour choisir notre nom et la couleur de notre chapiteau, ça a mis des plombes ! On cherche jusqu’à ce que tout le monde soit d’accord. Avec l’âge, on s’est calmé. On est moins jusqu’au-boutiste mais on continue de beaucoup discuter, échanger. C’est aussi cette remise en question permanente qui fait notre richesse ». Et nourrit des spectacles profondément imprégnés de cet idéal du vivre-ensemble, comme « Le Repas » ou « Maintenant ou jamais », où le partage s’érige en art.
[1] Ancienne Esac.
Le collectif : utopie ou folie ?
À l’heure où le cirque contemporain délaisse le chapiteau et la vie nomade pour se déployer dans les salles, le collectif belge des Malunès, comme une poignée d’autres, fait le pari inverse, revenant aux sources d’un cirque qui part sur les routes avec la modeste et généreuse hospitalité qu’offre le chapiteau.
On comprend l’attrait d’un tel projet : se serrer les coudes dans un contexte difficile, se sentir porté par une tribu alors qu’on débute, profiter d’une dynamique de travail. Mais n’est-ce pas aussi se compliquer la vie au niveau de la diffusion et alourdir les réalités financières de la production ? Chez les huit circassiens du collectif Les Malunès, le rêve est plus fort que toutes les craintes. Après s’être rencontrés à l’école de Tilburg en Hollande, et s’être faits remarquer avec « Sens dessus dessous », ils ont placé les recettes de leur spectacle dans l’achat d’un chapiteau, tout en récoltant les fonds manquants par financement participatif. « C’est parfois lourd à porter mais c’est un rêve et on se donne les moyens de le réaliser », lance Simon Bruyninckx. « On a trouvé des subventions, cherché des partenariats, des coproductions. Etre à 8 et sous chapiteau, ça ne facilite pas la tournée mais on y croit. Si on ne garde pas le principe du chapiteau vivant, qui le fera ? ».
Le groupe veut défendre le collectif dans une société de plus en plus individualiste et voit dans ce chapiteau un instrument social pour aller au plus près des gens. « L’idée est de ne jamais stocker le chapiteau dans une remorque mais qu’il soit toujours habité même si c’est par des films, des concerts, des expos. Que nos amis et d’autres projets amis le fassent vivre ». Chaque membre du collectif a mis de sa poche pour acheter son habitat, caravane ou camion, et vivre ensemble, jour et nuit, autour du chapiteau. Un choix pas toujours facile à concilier avec la vie privée : « Ça demande beaucoup de temps et on demande à nos compagnes et compagnons d’être patients mais je suis convaincu qu’un jour on réussira à trouver un équilibre entre le couple, la famille et le cirque ». Rendez-vous cet été pour leur prochaine création – « Andersom » au festival Perplx à Courtrai, puis au Zomer van Antwerpen – et suivez leur vie de cha(pi)teau !
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L'auteur.e de l'article
Catherine Makereel
Journaliste indépendante (Le Soir).