En bonne compagnie

Jan/Fév/Mars 2016

Chercher ensemble, faire cercle, trouver son langage, rêver à un spectacle, partir en tournée : la vie de troupe ou de compagnie est le socle du développement artistique pour la plupart des circassiens. A l’amour, à la vie ? Ces « tribus » que l’on se choisit ne sont bien sûr pas exemptes de défis.

« Quand je sens que quelque chose m’énerve chez un de mes collègues, je prends la camionnette et je vais faire des courses. Ça me calme et je reviens tout posé ». Chacun son truc. Les autres membres de la compagnie EAEO doivent adorer quand Bram Dobbelaere s’énerve : c’est très pratique pour le groupe, il y a plein de bonnes choses à manger après, ou bien il y enfin le matériel qui manquait. Car vivre en compagnie, c’est un peu comme vivre en famille : chacun doit faire quelques concessions et trouver son chemin pour garder l’équipe au diapason.

Dans les arts du cirque, si l’on compte quelques solistes, la compagnie est le cercle privilégié pour explorer un langage commun, affiner sa discipline en confiance et bien sûr créer des spectacles, ces visas pour le monde qui constituent l’horizon commun – mais pas unique – de ces « tribus artistiques ». Aujourd’hui, suite à la professionnalisation du secteur, bon nombre de compagnies se forment dans les écoles supérieures. A Bruxelles, l’Esac est le catalyseur d’une flopée de belles aventures (de Carré Curieux à la RuspaRocket, de Hopla Circus à la compagnie Un de Ces 4). Bien entendu, l’école n’est pas le seul incubateur de troupes, le principal moteur restant les affinités électives et les rencontres bienheureuses – comme en amitié et en amour.

« Nos débuts, c’est un grand coup de cœur », indique Bram Dobbelaere. C’était en 2007, en Grèce, lors de Convention Européenne de Jonglerie où il s’était rendu avec son ami Sander De Cuyper. Bouche bée, les deux jongleurs belges voient le solo du Français Eric Longequel : « On veut bosser avec ce type », concluent sans appel nos deux compères. Rejoint par Jordaan De Cuyper, le frère de Sander, le quatuor d’EAEO est immédiatement bouclé. Nous voilà huit ans et deux spectacles plus tard (les incroyables « M2 » et « All the fun », avec Neta Oren comme cinquième jongleuse). Le feu de la passion ne s’est jamais démenti. « La seule définition d’EAEO, c’est d’être ensemble. On veut réunir une équipe cool, où on s’entend bien tant humainement que ‘jonglistiquement’. Et de là découlent nos spectacles. On ne procèdera jamais en sens inverse. C’est d’abord le groupe, la recherche, puis la création », analyse Bram.

Royaume de la « vanne » et des « grandes gueules », comme le reconnaissent avec joie ses membres, la compagnie EAEO n’est pas pour autant un prétexte à la complaisance. La compagnie est le lieu d’une exigence. « Tout seul, on va plus vite. Ensemble, on va plus loin », rappelle Eric Longequel. « On se met ensemble pour être avec des gens qui ne sont pas toujours d’accord avec ce qu’on propose. On cherche une forme d’opposition qui évite les idées faciles et pousse toujours plus loin : une complémentarité plutôt qu’une similitude ». L’équipe ne cherche pas d’ailleurs le « compromis », cette idée médiane avec laquelle tout le monde serait plus ou moins d’accord : « On continue à chercher une autre idée jusqu’à ce qu’on soit tous à 200% derrière la proposition », précise Bram.

La franchise est sans doute le secret des groupes qui « tiennent » : il y a intérêt, parce qu’après la recherche et la création, il faut défendre le spectacle en tournée. « On a envie que ce soit fun à jouer. Le but est quand même de montrer notre façon de jongler et que tous y prennent du plaisir », rappelle Jordaan De Cuyper. Vie en groupe et vie en scène ne sont pas si éloignées : « On aime jongler à plusieurs, on pousse cela très loin », note son frère Sander. « C’est ça qui fait qu’on est prêt à se taper des heures de camion et l’odeur des vieilles chaussettes des autres ! », rigole-t-il. Et en route, logiquement peut-être, est né le trésor de la tribu : une énorme amitié, de celle qui fait qu’on ne voit pas les kilomètres passer.

 

Quand un groupe bascule

La jonglerie vous soude un groupe. Que dire alors de la bascule, où la sécurité de chacun repose sur la vigilance de tous ? Acrobarouf, flamboyant trio de bascule coréenne, repose aussi sur ce ferment. Réunis grâce à l’Esac, dès leur audition d’entrée en 2007, Kritonas Anastasopoulos (Grèce), Antonio Terrones y Hernandez (Belgique) et Raphaël Hérault (France) ne se sont plus quittés, que ce soit pour une tournée de deux ans avec le Cirque du Soleil (« Amaluna ») ou pour leur travail personnel. « On ne s’est pas choisis au début, mais on a choisi de rester collés », sourit le trio réunit autour de la table d’un café bruxellois. Les mines, toutefois, sont un peu tristes, les mains chipotent avec les cartons à bière. C’est que l’équipe, qui a livré un épatant « Scratch » en 2014 et vécu mille et une aventures fatalement décoiffantes, a décidé de se séparer. Une étape fatalement inattendue.

En creux, elle définit aussi ce qu’est une « tribu artistique » : un gros pari, un engagement de chaque instant. On adorerait qu’ils continuent. Mais ils nous rappellent que 8 ans, dans la vie d’un homme, c’est déjà long. Et dans la vie d’un acrobate, c’est énorme ! « Travailler la bascule, ça demande un investissement total. Et avoir un collectif de cirque demande aussi un investissement total », résume Raphaël. D’une compagnie, on n’aperçoit parfois que le doux, le drôle et le simple, alors qu’en coulisses, la dévotion est souvent plus coûteuse.

Le trio a tout vécu ensemble. « Les deux autres ont vu apparaître mes premiers poils de moustache ! », sourit Kritonas, qui avait à peine 18 ans lors de leur rencontre. « A un moment », poursuit-il, « le rôle que chacun occupe dans le groupe peut te faire stagner. Il faut parfois le rompre pour continuer à grandir ». Quitter la famille pour voler de ses propres ailes ? La comparaison parle au groupe. « C’est une énorme décision. Ce sont des gens que j’aime, c’est ma famille », lance Kritonas. Ces trois-là se connaissent mieux que quiconque. « On ne vit pas une aventure artistique aussi forte en étant juste dans des rapports professionnels. Personne ne tiendrait, et c’est la raison pour laquelle beaucoup de collectif se séparent », ajoute Raphaël. « Une compagnie, c’est un cumul de facettes et de relations », poursuit Antonio. « Kritonas et Raphaël sont à la fois mes amis, mes collègues de travail, parfois mes colocataires, souvent mes confidents. En huit ans, on s’est vu davantage que nos propres familles ! ».

Acrobarouf, c’est près de 1.200 représentations, des joies, des bosses, une marche de nuit à travers la forêt à cause d’un train raté, un camion poussé dans la neige, des prix, un langage scénique fait d’humour et de virtuosité,… Est-ce que cette intensité née de la compagnie va partir en fumée ? Assurément, non. Tout d’abord, le trio va assurer comme des bêtes la fin de sa tournée, jusqu’à fin juillet. Et ensuite, si on ne peut pas toujours dire toujours, on ne peut jamais dire jamais : « Pour l’avenir, ce que je vois c’est une autre façon de collaborer ensemble, sous une autre forme », prédit Kritonas. « On se connaît tellement bien les uns les autres », avance Raphaël. « Je sais que si je fais appel un jour à Antonio ou Kritonas pour un projet, même dans dix ans, ils vont me comprendre plus vite que n’importe qui pourra jamais le faire ».

C’est le plus beau tribut de la tribu artistique : se comprendre par-delà les mots, sans se sentir jugé. Et sans doute comme le vélo, ça ne s’oublie jamais.

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.