Des châteaux (comme) en Espagne

Jan/Fév/Mars 1970

Imparable métaphore de la cohésion sociale, les Castellers de Catalogne construisent des pyramides humaines où chacun a sa place, peu importe l’âge et le muscle. A Bruxelles, l’idée se construit tous les jours, aux quatre coins de Bruxelles, et culminera en mai 2015.

Certains parlent de cohésion sociale. D’autres la bâtissent à mains nues. Kris Kaerts, grands cheveux au vent et bien dans ses sandales, fait partie de ces constructeurs. En 2012, il mettait en scène « Crossing », une pièce de théâtre musical joué par de jeunes Roms, à l’église du Béguinage. Depuis un an, cet homme féru d’arts martiaux a un nouveau rêve : construire des châteaux, comme en Espagne. Des « pyramides humaines » qui passent immanquablement par la rencontre et la collaboration. « La tradition catalane des ‘castellers’ implique toute une population. Là-bas, certaines tours humaines vont jusqu’à 10 étages et mobilisent des centaines de personnes pour y arriver », s’épate-t-il. Son objectif : présenter une grande parade aux Abattoirs d’Anderlecht, le 25 mai 2015. Des numéros rassemblant une foule de circassiens et d’artistes culmineront avec un château de 7 étages bâtis par 150 habitants bruxellois de tout âge et provenance. C’est le défi « Kastelli ».

Le comble, c’est qu’il va y arriver. Le projet multiplie les entraînements et les sorties à Bruxelles (Molen Canal, PicNic The Streets, Plazey Festival,…). Un soir, on est allé rejoindre Kris sur le parvis de l’église Saint-Jean-Baptiste de Molenbeek, où il répète tous les vendredis, avec les enfants de la place et des adultes réguliers. Marta Meix et Jonas Mertens partagent son rêve. Elle est acrobate et danseuse catalane, il est musicien et animateur au Foyer asbl, à Molenbeek. Ensemble, ils sont en train de soulever des montagnes, porté par un credo : « Peu importe les forces et les faiblesses de chacun : tout le monde a sa charge et sa place dans ce type de construction », souligne Jonas, qui travaille régulièrement avec les jeunes. « C’est du lien social à l’état brut ! Le fait d’entrer en contact pour porter et supporter les autres te permet de dépasser tes a priori. Et une fois que tu es monté là-haut, l’expérience augmente ta confiance envers les autres en général. Quand tu redescends, tu n’es plus tout à fait le même. Parce qu’ici, on dépend tous les uns des autres ».

C’est bien ce qui intéresse Marwane, 8 ans au compteur : « J’adore monter ! », s’exclame-t-il avec ses belles dents qui poussent et sa ceinture de force. « Quand je n’ai pas encore confiance, je demande au grand d’essayer au sol et je vois s’il sait me tenir ». Au baromètre des sourires, les « Kastelli » sont adoptés. « Toute ma famille a grandi là », m’explique Fatima, 9 ans, en pointant du doigt le premier étage d’une épicerie, en bord de place. « Je regardais souvent par la fenêtre et j’avais trop envie d’essayer. Je suis contente. J’espère que maman voudra bien que je revienne vendredi prochain ».

 

Travail de fond

 

Métaphore en chair et en muscle de l’intégration de chacun à un groupe, la pyramide humaine n’est pas qu’un vœu pieu ou un feu d’artifice : sa construction implique un travail sur soi, sur le regard des autres, sur ses habitudes. « Dans un premier temps, ce n’est pas évident pour les jeunes de se toucher, de se regarder dans les yeux ou d’accepter de ‘ne pas y arriver’ face au groupe », observe Jonas. « Il faut du temps pour se faire confiance. On commence à petit pas, avec des exercices de contact, des jeux de devinette en se dessinant sur le dos. On apprend à s’approcher, à pouvoir se toucher ». Visiblement, la patience et l’écoute ont bien musclé l’équipage, y compris ceux qui restent en bord de piste : « J’aime bien voir ma fille participer aux châteaux », sourit une maman. Le contact et le mélange auraient pu la heurter ? « Franchement, j’aimerais qu’il y ait plus d’endroits où on peut faire des choses ensemble, filles et garçons, des grands et des petits. Il ne faut pas croire que dans notre quartier, on se renferme. Et s’il y a des gens qui trouvent ça bizarre, hé bien c’est qu’ils ne sortent pas assez ! ».

On la laisse sur un éclat de rire et on poursuit les exercices. Pour les adultes, les ateliers du vendredi se terminent immanquablement à La Rose Blanche, un café molenbeekois qu’il faudrait songer à classer. « On y a même déjà fait des châteaux », rigole Kris. Si le cirque se travaille même au bar parallèle, c’est qu’il n’y a pas de temps à perdre : chaque endroit compte pour trouver des adeptes.

Le projet Kastelli est un projet participatif de « Samenlevingsopbouw Brussel » avec comme partenaire principal Foyer asbl (Molenbeek) qui a lancé le premier groupe belge de Castellers. Parmi les autres partenaires : De Pianofabriek, PLOEF!, Cultureghem, KA Geeraardsbergen… Infos au 02-411.74.95. Facebook : Castellers Bxl Foyer.

Khalid, un bâtisseur à mains nues

Khalid © Sylvie Moris

©Sylvie Moris

Pas de châteaux sans base solide. A Molenbeek, les « castellers » peuvent visiblement compter sur Khalid El-Azzimani, 17 ans, qui allie une formation de maçon au CEFA (Centre d’Education et de Formation en Alternance) de la rue de la Poste et un projet de construction très personnel : une vie dont le ciment est l’art et l’entraide. « Ici, à Molenbeek, c’est rare qu’un jeune fasse de l’art, de la musique, du cirque. Ce n’est pas assez viril. Tout ce qui est sport de combat ou foot, c’est accepté. Mais le reste… ». Khalid, lui, a une conviction en béton. « Je fréquente la maison de quartier depuis mes 9 ans. J’ai fait tous les projets ! Sports, karaté, projets vidéo, photo et maintenant radio – on revient d’un voyage à Montréal, c’était génial. Je fais aussi du funambulisme et du trapèze à l’Ecole de Cirque ».

Parmi ses talents, Khalid peut aussi ajouter ses capacités d’animateur : entre les ballons de foot et les dérapages de vélos, le parvis de l’église nécessite parfois un peu d’autorité. « C’est un village ici », rit le jeune homme. Il rêve, à ses 18 ans, de se faire engager par la maison de quartier – le Foyer asbl qui, dit-il, l’a « mis dans l’art ». « Maçon, ce n’est pas le métier que j’avais en tête quand j’étais petit. Mais ma famille a besoin de sous pour le moment ». Il raconte vite, sans s’apitoyer, un papa en fin de vie, un frère décédé à la fin de l’été, une maman à soutenir, un grand frère qui a choisi une vie dans laquelle Khalid ne se reconnaît pas. « C’est une année difficile. Ma mère tient le coup pour l’instant… Je ramène l’argent de mon apprentissage. Mais je n’ai pas toujours l’impression d’avoir une vie de jeune ».

« Ecrire, faire du funambulisme ou des châteaux, ça me plaît. J’ai l’impression de pouvoir exprimer des choses que je ne dis pas dans la vie normale. Avec le Cirque de Quartier, j’ai traversé le canal sur le fil. Ça me fait un peu rêver. Dans ma tête, je me dis : ‘Je veux et je peux’. C’est comme les textes que j’écris : je ne sais pas dire pourquoi c’est important pour moi, mais je sais que ça change tout ».

Effet de levier, Khalid a du mal à voir certains potes rester les bras croisés. « Quand je les vois traîner dans le quartier, fumer des pétards, avec leurs parents qui les laissent aller dormir à 1h du matin, ça m’énerve ! Je leur dis de se bouger, qu’il y a plein de trucs mieux à faire ». Trois jeunes l’ont déjà suivi à l’Ecole de Cirque. « Un a lâché. Deux autres ont continué ». Vaillance et patience sont certainement le secret des bâtisseurs de fond.

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.