Parlez-vous cirque ?

Jan/Fév/Mars 1970

Face à un spectacle de cirque, on découvre un langage souvent non-verbal qui passe par la peau, la respiration, le corps en action et les émotions. Curieusement, vous le comprenez sans le connaître. Exploration d’une langue qui fait cercle et nous réunit.

Le cirque est peut-être le seul langage commun aux habitants de cette Terre. Sans limite d’âge. Sans exclusion. On le trouve sur tous les continents. Si chaque discipline a ses propres règles, toutes s’axent autour de trois fondamentaux : le corps, le mouvement dans l’espace et l’objet. Ce langage permet de parler de l’essentiel : l’amour, la peur, la mort. Trois piliers d’une vie humaine.

Le langage du cirque est-il lié au mythe de Babel ? La légende dit que les hommes parlaient une seule et même langue et que cela leur a permis de s’unir pour construire ensemble une tour si haute qu’elle rejoignait le ciel, domaine autrefois réservé à Dieu. Pour affaiblir ces hommes trop ambitieux, Dieu aurait décidé de leur faire parler des langues différentes.

 

Au cœur du cercle

Le cirque, lorsqu’il est un lieu, pend la forme imaginaire de la tour de Babel : un cercle provisoire reliant le ciel et la terre. Et, même quand la piste ronde n’est pas de mise, le cercle continue de hanter le cirque, tel un archétype : balles, roues, cerceaux, tournées, cycles.

La douloureuse quête d’apesanteur

Le cirque est un langage difficile. L’apprentissage technique est plus qu’astreignant. Equilibrisme, acrobatie, contorsion, magie, jonglerie, numéros aériens, clown ; toutes ces disciplines sont liées au corps. Toutes parlent à travers lui. Par exemple, l’équilibriste met son corps en déséquilibre, ce qui entraîne un mouvement propre et des postures inédites. Il repousse sans cesse les limites en s’aidant d’objets qui offrent toujours plus de défis : un fil, une échelle ou un vélo. Tout son travail consiste à livrer une sorte de lutte avec soi-même dans la recherche du « geste impossible ».

Même chose pour les acrobates avec leur bascule, leur mât, leur roue. Certains délivrent leur lutte sans objets. Rien qu’avec le sol et l’espace, qu’ils explorent seuls ou avec d’autres. C’est le cas du trio de la RuspaRocket, une Italienne, un Suisse et un Belge. Dans « La Geste », ils évoluent sur un tas de terre meuble et déstabilisante : « On passe des journées à refaire des figures. Pour ne pas les perdre, on doit habiter tout près les uns des autres, répéter le plus souvent possible. C’est ça la spécificité du cirque. Des techniques extrêmement contraignantes qui demandent du temps d’apprentissage, de l’entraînement. En trois ans, tu apprends 20 figures ».

Un langage artistique

Le trio de la RuspaRocket précise : « En plus, nous cherchons à faire une figure différente des autres : originale. Relier l’intellect au geste : ça se vit, c’est le travail artistique, de recherche d’expression ». C’est là qu’arrivent l’enchaînement des mouvements, la succession des tableaux, le déploiement d’un univers avec ses propres matières, textures visuelles, sonores.

Il ne s’agit pas d’un habillage démonstratif, mais d’exprimer une véritable intériorité. Le metteur en scène et pédagogue Philippe Vande Weghe explicite : « Pour les Argonautes[1], si le spectateur se dit : ‘ça m’a touché et en plus, il a fait ça !’, alors on a réussi à faire oublier la technique. Le geste est au service de ce qui se passe, quitte à s’effacer. C’est la magie du cirque ».

 La recette de cette alchimie du geste et de la pensée, c’est le secret de tout artiste. Le poète espagnol Federico Garcia Lorca nomme cela le « duende »[2] : « Ça n’est pas une question de faculté, mais de véritable style vivant ; c’est-à-dire, de sang ; de très vieille culture et, tout à la fois de création en acte ».

Un langage fusionnel

Œuvre d’art totale, le cirque emprunte aussi à tous les autres langages artistiques (musique, cinéma, danse, arts visuels). Rappelons que le cirque qu’a engendré le XVIIIe siècle européen est le fruit d’une audacieuse hybridation entre art équestre, savoir issu de la haute école militaire, et arts forains perpétrés sur les foires. Depuis, on nomme « nouveau cirque » cet ovni qui absorbe tout ce qui lui est contemporain ; comme le cinématographe au début du XXe siècle. Un siècle plus tard, à Bruxelles, les RuspaRockets, comme beaucoup d’autres jeunes compagnies, font appel à des regards extérieurs (danseurs, dramaturges) et se filment pour voir « ce que ça renvoie ».

Le corps comme condition humaine

Le langage du cirque est étrange, décalé, hors-normes et pourtant « ça renvoie » à quelque chose que nous faisons tous les jours, c’est-à-dire : surmonter à chaque instant de notre vie la prochaine situation qui se présente à nous. La recherche du geste impossible fait écho à notre condition humaine. « Le cirque parle de ces choses, mais sous un angle qui surprend », souligne Philippe Vande Weghe, qui met actuellement en scène un spectacle sur la relation à l’autre[3]. Pour Vladimir Couprie, un des quatre de Carré Curieux, le cirque joue avec la peur : «  La peur est humaine. Il y a différentes peurs : la peur de se faire mal, la peur d’être humilié, la peur de ne pas réussir, la peur de ne pas plaire, la peur de ne pas être compris… Le public peut ressentir de la peur face à une figure périlleuse par exemple ».

D’où la sensation de respirer avec les artistes. Car au cirque, on retient son souffle, on rit, on pleure, souvent les deux à la fois. Rarement le public vit un spectacle avec autant d’empathie : précieux corps-à-corps avec une création en acte.

 

[1]              Philippe Vande Weghe est professeur de jonglerie, accompagnateur de projet personnel à l’Esac, co-fondateur de la compagnie des Argonautes (créée en 1993) et metteur en scène.

[2]              « Jeu et théorie du Duende », conférence du poète Federico Garcia Lorca, en 1933, éditions Allia, 2010.

[3]              « Entre d’eux », compagnie les Argonautes, création les 24 et 25/04, aux Halles de Schaerbeek.

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