On remet les voiles ?

Jan/Fév/Mars 1970

Malgré la complexité des règlements communaux et les défis techniques, de jeunes compagnies font à nouveau le pari du chapiteau. Cet élan d’itinérance renoue avec la volonté de proximité et l’engagement citoyen. La vénérable « toile » sera-t-elle le nouvel atout du cirque contemporain ?

Il est loin le temps où les frères Pinder rachetèrent un grand bout de voile de bateau pour y façonner leur premier chapiteau, en 1854. Aujourd’hui, la grande majorité des compagnies de cirque créent leurs spectacles en version « frontale » et les diffusent dans les circuits culturels « en dur » : théâtres ou centres culturels. Toutefois, quelques irréductibles restent très attachés à la toile. Et ils sont rejoints par de nouveaux explorateurs, rêvant à un mode sociétal particulier, nomade, fusionnant vie privée et vie artistique. Ces projets de vies (au pluriel) sont bâtis sur un besoin de (re)construire d’autres liens avec les publics, avec une force qui peut œuvrer à la cohésion sociale.

Alors, en ce début de XXIe siècle, le chapiteau vivrait-il une seconde jeunesse ? Bon nombre d’exemples prouvent que oui – malgré la longue liste des défis à relever.

En deux spectacles à peine, Fabiana Ruiz Diaz et Giacomo Costantini sont passés de la rue au théâtre, puis au chapiteau. Non qu’ils étaient insatisfaits de la diffusion de leurs deux premiers spectacles, « Scratch and Stretch » et « 20 Decibel ». C’est le contexte qui ne leur convenait plus. « En tournée, quand on passe d’un théâtre à l’autre, le contact avec le public n’est pas le même », résume Giacomo. « Il faut à chaque fois changer de cadre, intégrer de nouvelles règles ». Un peu comme quand on se retrouve dans la maison de quelqu’un d’autre…

Si c’est à Saint-Gilles, en 2007, que la compagnie El Grito a vu le jour, Giacomo avait déjà l’expérience du cirque, une expérience teintée de « traditionnel », vécue en Italie et dans l’est de l’Europe. « Ce qui m’intéressait, c’était la possibilité de créer un cirque qui serait comme une bulle sociale. Voilà pourquoi j’ai choisi de vivre dans une communauté, une toute petite communauté nomade ». Ils sont quatre chez El Grito : les deux frères Costantini, Fabiana et Domenico, le technicien. Le chapiteau, construit en mars 2011, fait 18 mètres de diamètre. De quoi accueillir 250 personnes. « Nous faisons du cirque contemporain au niveau de l’esthétique, des spectacles. Pour le reste, c’est complètement à l’ancienne : monter et démonter le chapiteau, conduire les camions, tout ce fonctionnement reste complètement artisanal ».

« La société occidentale est devenue de plus en plus individualiste, consumériste », analyse Giacomo. « Nous le ressentons aussi dans notre secteur. C’est pour s’en protéger et trouver de l’autonomie que nous avons voulu créer cette bulle sociale, familiale ».

Des collaborations nouvelles

Le Collectif Malunés, dont le premier spectacle « Sens dessus dessous » a largement tourné en Belgique et à l’étranger, vient de se tourner vers le financement participatif, dans le but d’acquérir un chapiteau et y créer leur prochain spectacle. « Le chapiteau induit un rapport particulier au public », explique le Collectif malinois. « Avec le chapiteau, le public entre dans l’univers de notre spectacle, et encore plus, dans notre lieu de vie. Le chapiteau nous permettra d’être autonomes. Nous le mettrons également à disposition pour divers événements, concerts, projections, spectacles… ». Au moment de mettre sous presse, le projet était en phase de financement, notamment par la plate-forme participative KissKissBankBank, avec un succès dépassant les espérances.

C’est que l’autonomie coûte cher, à tous égards. « Un chapiteau reste une structure fragile », reprend Giacomo Costantini. « Et puis, notre groupe lui aussi doit tenir, malgré tout. Le cirque, c’est toute la journée, tout le temps. Quand un spectacle n’a pas bien marché ou qu’un gros souci survient, cela a des implications dans tout ce qu’est la compagnie. Et nous sommes aussi confrontés à la variété des règlements communaux ».

Pour surmonter le parcours d’embûches (lire ci-contre) et pour pouvoir dresser la toile, la plupart des compagnies de cirque contemporain sont aujourd’hui accueillies à l’invitation de structures culturelles, dans le cadre de festivals ou de programmations de saison, souvent en partenariat avec les pouvoirs locaux. A l’écoute des choix artistiques des programmateurs et des compagnies, ces structures culturelles mettent en place des dispositifs spécifiques, souvent très ambitieux, pour accueillir ces chapiteaux : installation des charrois, aide au montage et démontage, création d’un environnement propice à la vie des membres de la compagnie sur le lieu, scénographies adaptées pour l’accueil des publics. Une vraie collaboration qui permet d’aller plus loin que les règlements communaux, tout en les intégrant.

Pour les autres, ceux qui – intrépides – marchent encore à l’autoproduction, c’est toujours un incroyable parcours du combattant. Peu importe que ces cirques soient « traditionnels » ou « contemporains ». Aux prescriptions communales souvent contradictoires s’ajoutent une foule de règlementations qui peuvent varier de pays à pays : normes de construction non harmonisées, politiques diverses en matière de prévention incendie, variations étonnantes pour les règles relatives aux capacités d’accueil du public.

Peut-être l’heure est-elle venue de rêver un « espace » particulier à Bruxelles ? D’autres capitales s’y sont lancées avec succès, comme à Paris où, depuis 1990, « L’Espace Chapiteaux » du Parc de la Villette est le lieu éminent de diffusion du cirque contemporain. La toile n’est pas qu’un lourd charroi : elle est aussi, visiblement, l’un des tremplins vers demain.

 

Avant d’entrer en piste…

Monter un chapiteau dans l’une des 19 communes de la Région de Bruxelles-Capitale ? Mieux vaut (bien) se renseigner au préalable ! Nous sommes en Belgique : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? Si l’occupation de l’espace public sans autorisation est interdite, les règlements et procédures en la matière peuvent différer d’une commune à l’autre. Et dénicher l’info adéquate n’est pas forcément évident partout, même à l’heure d’Internet ! Suivant le Pouvoir local, on étudiera la question sous l’angle « organisation d’événement », « spectacles » ou « manifestations publiques », quand ce n’est pas carrément sous celui de « taxes ». Rappelez-vous : nous sommes en Belgique…

Quelques communes ne font pas dans le détail : pas de chapiteau sur les places de Jette et Forest ! Là au moins, c’est simplissime. Il en va de même à Berchem Sainte-Agathe, avec une exception appréciable : le partenariat entre les centres culturels de la commune (le Fourquet et De Kroon) a permis l’installation du chapiteau du Magda Clan (2012) et du Cirque Pardi (2013) dans le cadre du Visuel Festival Visueel.

A Ganshoren, Saint-Gilles, Saint-Josse-ten-Noode ou Koekelberg, ce n’est ni oui ni non. Comme dans d’autres communes, il faut introduire une demande auprès de l’Administration, demande qui sera traitée par le Collège des Bourgmestres et Echevins, qui rendra ensuite sa décision.

Mais, bon, finalement… Qui décide quoi ? Et comment ? Ça dépend… A Molenbeek-Saint-Jean, c’est le service « Signalisation » qui examine les demandes et présente le dossier au Collège. A Schaerbeek, le verdict revient au Bourgmestre qui aura d’abord consulté la police. A Auderghem, on se réfère directement au règlement général de police. Et à Anderlecht, où intervient le service des « Fêtes et des Cérémonies », il existe un règlement-redevance qui s’applique aux spectacles sous chapiteau. Une saine lecture ! On y apprendra notamment à combien s’élève le droit d’emplacement : 65€ par jour, si l’installation fait plus de 15 mètres de diamètre (ou de côté). Et pour le montage, pas la peine de s’y mettre avant 6h ou après 22h.

L’épreuve du Collège est réussie ? Redevance acquittée ? Ce n’est pas fini : il faudra encore s’assurer que les conditions générales – et le cas échéant, particulières – édictées par le Siamu (Service d’Incendie et d’Aide Médicale Urgente de la Région) soient bien remplies. Il faudra aussi faire agréer le montage du chapiteau et des installations connexes, etc.

Votre patience déterminera si le cirque sous chapiteau, en 2014, est  une douce utopie ou une réalité accessible.

 

D.S.

« Un appel à tous les bourgmestres »

En 200 ans de cirque, la légendaire famille Bouglione a vu monter et démonter plus d’un chapiteau… Regard – nuancé – sur la toile, avec Alexandre.

 Comment définiriez-vous le chapiteau ?

C’est plus qu’un lieu de travail. C’est notre sanctuaire ! Sous le chapiteau, on fait tout : on vit, on répète, on s’entraîne, on joue… Même les plus jeunes parmi nous ont appris leur métier sous le chapiteau.

Vous avez encore connu les modèles en toile, avant le plastique…

 La toile a disparu dans les années 70. Je me rappelle de mon père et de ses frères qui n’avaient pas confiance dans le plastique, dans sa résistance, alors que finalement, c’est plus solide que la toile. Celle-ci avait son charme mais aussi ses inconvénients. Tous les ans, mon grand-père devait l’enduire d’un produit pour assurer l’étanchéité…

Comprenez-vous ces jeunes compagnies qui font le choix du chapiteau et reprennent la route ?

 Je comprends très bien. On revient, en quelque sorte, à l’essence-même du cirque : son itinérance. Mais le gros problème qui va se poser, et là je lance un appel à tous les bourgmestres de Belgique même s’il existe aussi ailleurs en Europe, c’est celui des emplacements qui disparaissent. On a besoin de parkings ? On enlève un cirque ! Les grands chapiteaux ne disparaîtront pas par manque de public mais par manque d’emplacements ! Tous les ans, on perd quand même 5 ou 6 lieux possibles. Il y a certes des cirques qui dégradent les emplacements et à cause desquels les bourgmestres n’en veulent plus du tout. Et il y en a d’autres qui s’installent pour deux, trois, cinq ans, d’où une certaine lassitude du public. Cela remet en cause les chapiteaux en général et c’est regrettable, parce que les tournées font vivre beaucoup de monde.

 

Propos recueillis par D.S.

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