Parler de corps à corps

Avr/Mai/Juin 2016

Pour composer sa mélodie, le musicien agence des notes. Pour rédiger son roman, l’écrivain agence des mots. Qu’est-ce qu’on agence quand on fait du cirque ? Corps, mouvement et objet se conjuguent avec le risque pour forger une écriture physique qui se lit avec les tripes.

Au commencement, il n’y avait rien. Ni la note de musique, ni les mots du roman, ni la parole de l’acteur. Juste le silence, ou le vide. Et puis soudain, un homme ou une femme écrit… et dans chaque signe que trace sa main, on peut lire sa singularité, sa sensibilité, un morceau de son âme, un bout du monde. Les notes s’unissent : elles créent le frottement ou l’harmonie. Les mots se tressent : ils font sens et racontent, sur la page ou sur la scène. La parole s’élève : elle nous ouvre au récit.

Au cirque aussi, l’artiste « écrit ». Ecrire ? C’est transmettre des signes choisis, qui permettent de traduire et de partager sa pensée, son émotion, sa vibration. Cette écriture n’est pas tout à fait celle du théâtre, ni celle de la danse, ni celle de la musique. Forgée dans le geste, on la comprend, on la lit, on la vit, on la « rit ». Quelles sont les spécificités de l’écriture circassienne ? Avec quoi se trace-t-elle ? « De la même façon que les lettres forment les morphèmes ou les phonèmes dans la langue écrite ou parlée, pour moi, la base de l’écriture au cirque, c’est la trajectoire des corps », répond avec conviction le chercheur français Philippe Goudard.

L’homme sait de quoi il parle : il allie tout à la fois une carrière de danseur, acteur, circassien et… médecin. À côté de ses spectacles, il dirige le programme « Cirque : histoire, imaginaires, pratiques » à l’Université Paul Valéry Montpellier, en France. Depuis le début de ses recherches, en 1988, son approche réunit expertise neurophysiologique et sensibilité artistique. Sa définition de l’« écriture circassienne » combine fatalement les deux : « Comme le musicien utilise les sons et le silence, comme le peintre utilise l’ombre et la lumière, l’artiste de cirque écrit à partir d’équilibres et de déséquilibres : c’est cela qui crée les trajectoires », poursuit-il. « Le ‘morphème’, la base de l’écriture circassienne, c’est le fait de quitter un état de stabilité pour un déséquilibre, puis de réaliser une figure pour effectuer le retour à l’état stable. En quelque sorte, le déséquilibre est le moteur de l’écriture – cela concerne l’acrobatie, le jonglage, l’art clownesque ou même le dressage ».

Le danseur, même dans sa plus sensuelle fluidité, ne fait-il pas aussi appel au déséquilibre pour mettre son corps en mouvement – et danser ? « Bien sûr, les frontières entre les arts ne sont pas des murailles, on parlera de nuances plutôt que d’oppositions », estime le chercheur. « Toutefois, au cirque, la figure s’appuie sur un élément fondateur, qui conditionne sans doute la dramaturgie spécifique aux arts de la piste : le risque. Au cirque, la prise de risque est au centre du propos. On dira qu’au théâtre, l’acteur prend un risque aussi. Evidemment – je joue ce soir par exemple, et je prends le risque d’être mauvais ou de faire un bide ! Mais pour des disciplines comme l’acrobatie, on sent bien que c’est plus que cela. Suspendu à 15 mètres de hauteur, les risques ne sont pas moraux. Ils sont vitaux ».

Un vocabulaire unique

Comme le rappelle encore Philippe Goudard, l’artiste de cirque a pour contrainte d’écriture de « piloter des objets qui prolongent son propre corps » : balles de jonglage, agrès comme la bascule ou la roue Cyr, le sol ou ses partenaires ! Par son entraînement quotidien, la recherche permanente de son propre vocabulaire et sa nécessité d’inventer son langage (clownesque, jonglistique,…), l’artiste de cirque est le premier auteur de sa création, alors que le danseur ou l’acteur se met plus fréquemment dans les pas ou dans les mots d’un autre. « La base du sens, au cirque, c’est le savoir-faire de l’artiste », synthétise la metteuse en scène italienne Paola Rizza, qui a dirigé de nombreuses créations (dont « Cordes », d’Alexis Rouvre) et qui enseigne à l’Ecole Internationale de Théâtre Jacques Lecoq, à Paris. « L’équivalent des mots et des sons, c’est leur rapport à l’agrès, leur langage personnel, leur ‘corps expert’ et la façon dont il va au-delà de l’ordinaire. L’exploit, c’est la base. Un numéro peut s’appuyer sur cette notion d’exploit. La dramaturgie d’un spectacle ne peut pas s’en contenter. Parfois, on va s’efforcer d’effacer l’exploit, parce que ce qui compte dans un spectacle, c’est comment tu fais ce geste et pourquoi tu le fais, pas la prouesse ».

L’écriture « première », celle du langage propre à l’artiste, entre donc en dialogue avec l’écriture « seconde », celle du metteur en scène, ou plus largement celle du spectacle. « Oui, les artistes sont auteurs et créateurs de leur langage. Mais il s’agit ensuite de créer l’univers du spectacle », observe Paola. « Alexis Rouvre, par exemple, est maître de ses cordes et de ses balles. Il a écrit sa phrase. Mais c’est la dramaturgie, ses nécessités et des rythmes qui détermineront comment il la dit, où il place ses points et ses virgules, en quelque sorte ».

Qui dit écriture dit… lecture. Comment se fait-il que le public comprenne si bien quelque chose qu’il ne connaît pas ? C’est grâce aux « neurones miroirs », soutient Philippe Goudard, sous sa casquette d’homme de sciences. « Dans notre appareil cérébral, à côté des neurones qui nous permettent de lever le bras, les neurones miroirs nous permettent de comprendre que quelqu’un lève le bras. C’est l’empathie. L’écriture circassienne, en quelque sorte, nous met en mouvement ». Amis de la passivité, méfiance : le cirque pourrait bien vous muscler !

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.