Avr/Mai/Juin 2016

Contrairement à l’humoriste, qui se moque de l’autre, le clown nous invite à rire de nous-mêmes. Une mission salvatrice, venue de la nuit des temps et parfaitement inusable, comme nous l’expliquent Micheline Vandepoel et Christophe Thellier, deux âmes tendres pour un tendre métier.

Je me souviens qu’un jour ma grand-tante, passant devant la télé chez ma grand-mère (elles étaient voisines), s’écria : « Oh ! Qui voilà mon ami Charlot ! ». Puis, sans traîner, elle poursuivit sa route vers l’escalier. J’avais sept ans et cela m’a plongé dans une réflexion qui m’étreint toujours. Quelle était donc la puissance de Charlie Chaplin qui lui permettait tranquilou d’être l’« ami » de ma grand-tante, une dame qui n’était à peu près jamais allée au cinéma et n’écoutait que la radio ?

Qu’est-ce que le clown ? Pour moi, sa définition intuitive a toujours tenu dans cette anecdote d’enfance. Le clown, personnage étrange et familier, marche avec nous comme notre reflet déformé le ferait dans une vitrine : vous aurez beau courir, il restera collé à vos basques. Ma grand-tante, sans rien en savoir, connaissait parfaitement ce double. Et si Chaplin a universalisé la discipline, c’est non seulement par la grâce de son génie, mais aussi par un besoin aussi ancien que l’humanité : notre besoin de décompression, dans une vie sociale qui nous a toujours bien étouffés, quelle que soit l’époque où l’homme fut homme.

« On a tous incroyablement besoin de rire, et il en a toujours été ainsi. Aujourd’hui, le temps est de plus en plus compressé, comme les petites boîtes de concentré de tomates. Si la forme de l’art clownesque a évolué au fil des siècles, le besoin, lui, n’a pas bougé d’un poil », observe la pédagogue et metteur en scène Micheline Vandepoel, qui cultive l’art du rire depuis plus de 30 ans, auprès d’une multitude d’artistes et de compagnies. « Le clown est un personnage qui prend des risques pour nous. Quand on tombe, on ne rit pas. Mais quand il tombe, on rit, parce qu’on se reconnaît, sans tomber nous-mêmes ! Le clown est humble. Je dirais presque qu’il est au service de l’humanité ».

À la découverte de l’os du rire

Micheline Vandepoel accompagne régulièrement des artistes professionnels et des amateurs dans le développement de leur jeu clownesque. Quelles forces sollicite la discipline ? « Le circassien jongleur ou acrobate défie la gravité pour aller plus loin, plus haut. Le clown lutte également avec la gravité, mais il va vers le sol, pas vers le ciel. On travaille dans ‘l’en-bas’, dans la chute. Un clown, c’est tout ce qui tombe ! C’est l’art de cultiver nos failles. Plutôt que de dire il faut ‘trouver son clown’, expression que je n’aime pas, je préfère dire qu’on part à la découverte de notre ‘funny bone’, un petit ‘os comique’en plus,  qui ne sert pas à tenir notre squelette et qu’il faut cultiver patiemment. Tout le monde a ce bijou à l’intérieur ! Il est juste parfois très bien caché ».

Le clown, une graine de rire qui n’en finira jamais de pousser ? Christophe Thellier en est bien sûr convaincu. « C’est une soupape de notre société », observe l’artiste français, familier des compagnies belges par son travail avec le Duo Gama, Les P’tits Bras ou Carré Curieux, entre autres. « Par essence, le clown est contemporain des faits de son époque. Tout le monde se ment pour essayer de vivre. Le clown est l’incarnation de la condition tragicomique de l’homme, sans jugement ni constat. Il est dans l’être ». Cette « essence » crée en nous un choc. Et de ce choc naît le rire. « Techniquement, le cerveau ne peut pas comprendre des choses qui ne sont pas logiques ni rationnelles. Or le clown n’est pas rationnel. Il crée un déséquilibre en choisissant l’option la plus compliquée. Pour rééquilibrer cela, notre cerveau de spectateur va provoquer le rire, destiné à rééquilibrer et compenser ce surgissement de l’irrationnel ». Avec le clown, c’est bien simple, tout est compliqué ! C’est là le fuel qui alimente le moteur clownesque, par la magie duquel toute action, même anodine, se mue en grande catastrophe.

« Le clown ne vit qu’une seconde à la fois », précise Christophe Thellier. « J’adore Chaplin, mais j’ai une passion toute particulière pour Buster Keaton – les deux étaient des génies. Keaton se relève toujours, il ne mémorise pas. Rien ne l’empêchera d’aller d’un point A à un point B même si – surtout si – entre les deux, il y a une quantité inimaginable de problèmes qui se posent. Le clown ne parle pas avec la tête, il parle avec le cœur. Il défie tout ce qu’on a appris de nos parents et ce qu’on apprend nous-mêmes à nos enfants : se conformer à la société, ne pas dépasser du moule. En osant se mettre dans l’embarras, son ‘âme honnête’  parle à notre peur de ne pas être à la hauteur. Il nous invite à repenser le vernis social et aide à le craqueler ». Ça doit être bon pour la santé ? « Assurément ! », sourit Christophe.

Voilà peut-être pourquoi nos arrières-arrières petits neveux riront encore de l’art clownesque, comme notre grand-tante, et sa grand-tante avant elle ? Une magnifique chaîne qui, sous l’apparence de la légèreté, continue à croire que l’humanité peut devenir plus humaine en riant d’elle-même.

L'Oeil du Maestro

A-t-on le choix du rire ? Pourquoi rit-on ? Comment ? Toutes ces questions d’apparence bien sérieuse, le Belge Jos Houben les incarne depuis une décennie dans un spectacle irrésistible, présenté comme une conférence et titré « L’art du rire ». Membre fondateur de la Compagnie Complicité à Londres avec Micheline Vandepoel, devenu ensuite pédagogue du mouvement à l’Ecole Internationale de Théâtre Jacques Lecoq à Paris, Jos Houben a sur le clown un point de vue imprenable, entre sciences de la comédie, philosophie et anthropologie. « Dans notre verticalité réside notre dignité », dit-il dans « L’art du rire ». Et c’est dans le corps que l’artiste écrit les failles de cette verticalité, jouant soudain le « camembert » (véridique) qui s’étale tout mou ou le visiteur tout raide d’une galerie d’art contemporain. « Jacques Lecoq disait que toutes les choses ont un corps, et le nôtre les reconnaît avant notre cerveau », expliquait Jos Houben au « Monde » l’an dernier. « Comme l’enfant qui imite, rit et joue avant de savoir nommer les choses, nous sommes des êtres qui jouons et rejouons la vie ». Jos Houben, avec son visage doux et son corps élastique, en est une flamboyante incarnation.

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.