Jan/Fév/Mars 2016

Dans un savant mélange d’anglais, d’espagnol, de danois et de français, Luis Javier Cordoba et Mille Lundt préparent un spectacle… muet. Leur laboratoire combine les alambics de la magie nouvelle à ceux du mouvement. Le tout donnera un cocktail japonais nommé « The Intruder ».

Le labo des circassiens n’est pas bien différent de celui des chimistes. Sur leur paillasse, on manipule toutes sortes de principes organiques, physiques et réactifs jusqu’à obtenir l’alchimie. Dans les éprouvettes de la compagnie Off Road, on trouve une molécule rare, un fait divers peu banal lu dans un journal, un beau matin, en 2008. Intrigué par la disparition d’aliments dans son réfrigérateur, un Japonais a eu la surprise de découvrir qu’une femme vivait clandestinement dans un placard de sa maison depuis plusieurs mois. Croyant devenir fou, il installe une caméra de sécurité dans sa maison de Fukuoka afin de comprendre ce qui se passe dans sa cuisine. C’est alors que le célibataire de 57 ans découvre la clandestine, Tatsuko Horikawa, âgée de 58 ans, qui se cachait dans la partie supérieure d’un placard, dans un espace à peine suffisant pour une personne allongée, qu’elle avait aménagé en disposant un matelas et des bouteilles d’eau. Interrogée par la police avant d’être emprisonnée, elle expliquera qu’elle n’avait nulle part où habiter et s’était installée là depuis près d’un an.

En quête de la matière qui fera d’eux les Nobel de la Piste, Luis Javier (dit « Luigi ») Cordoba et Mille Lundt se saisissent de cette histoire pour en faire « The Intruder ». D’un côté, le récit de cette femme pliée dans un placard fait écho aux talents de contorsionniste de Mille. De l’autre, l’homme qui croit devenir fou en voyant les objets qui bougent dans la maison et la nourriture qui disparaît dans sa cuisine ne peut qu’inspirer les talents de magicien de Luigi. A partir de là, le couple (à la ville comme sur la scène) essaye toutes les manipulations chimiques possibles. C’est parti pour des semaines d’improvisations, d’invention sur le décor, de construction d’un scénario et même d’un vrai récit, plutôt rare dans le cirque, le tout sous l’œil extérieur de Gaëlle Bisellach-Roig, artiste et metteuse en scène française.

Du lundi au vendredi et avec des horaires de « fonctionnaires » pour pouvoir, le soir, aller chercher la petite à la crèche, le couple se triture les méninges pour donner un sens artistique à cette histoire rocambolesque. L’inconnue de tous devenue une tapisserie qui respire à peine, criminelle silencieuse armée de cintres ; le vieux garçon et ses habitudes de célibataire, ses réveils difficiles et ses humeurs fluctuantes, ses verres d’alcool qui tournent en rond, ses hallucinations croissantes : ces personnages fantasmés débouchent sur un prolongement acrobatique qui dit la solitude, la précarité, des vies qui se croisent sans jamais se voir dans une société individualiste qui broie les plus fragiles. « Pour raconter ces vies parallèles, on travaille entre les improvisations et la technique physique qu’on a envie d’explorer », précise Mille. « On aime mettre les personnages dans des situations extrêmes, tordre la vie quotidienne vers l’absurdité. Par exemple, quand le garçon lit son journal, ça devient un jeu burlesque entre manipulation et contorsion ».

 

Cirque, cirkus, circo, цирк ?

C’est bien de la rencontre de différents vocabulaires – physiques et linguistiques – qu’il s’agit. Lui est né en Espagne, elle nous vient du Danemark. Il a émigré en Belgique pendant qu’elle partait étudier à la Havane et à Moscou. Finalement, c’est à l’Esac à Bruxelles qu’ils se sont rencontrés en 2004 pour y suivre des cours donnés en français, en compagnie d’acrobates venus du monde entier, mais aussi de profs russes ou chinois. Comment dès lors décider de se limiter à une seule langue pour communiquer ? « C’est vrai qu’à la maison, c’est un joyeux mélange d’espagnol, de danois, d’anglais, de français, mais ce n’est pas si atypique à Bruxelles », sourit Mille. « C’est aussi pour ce côté international qu’on aime vivre ici ». Pour les séances de travail, c’est l’espagnol et l’anglais qui priment, même si le langage du circassien reste celui du corps avant tout. Là aussi, ils parlent une langue différente. Luigi, acrobate et magicien, tend vers le clownesque, le burlesque. Avec son frère jumeau, il a créé Doble Mandoble[1] et beaucoup tourné en rue. Mille, contorsionniste, préfère le théâtre physique. D’une fibre plus conceptuelle, elle danse pour des chorégraphes comme Rachid Ouramdane. « C’est aussi ce croisement des styles qui fait notre force sur ‘The Intruder’, qui est notre deuxième spectacle avec Luigi. Sur un sujet qui peut être assez grave, on espère amener un côté léger et humain. Humoristique. Souligner à la fois le côté dramatique et absurde de la situation ».

Luigi et Mille l’avouent, créer un spectacle à deux, c’est ne jamais arrêter d’y penser. Parler des détails de la production au petit-déjeuner, se relayer sur l’ordinateur le week-end pour préparer un dossier de subvention ou un power-point de présentation : le cirque est un défi à la vie de famille ! « Nous sommes ensemble depuis 12 ans mais nous avons beaucoup travaillé séparément, avec de longues périodes où nous ne nous voyions pas », confie Luigi. « C’est aussi parce que nous voulions nous voir plus que nous avons eu envie de faire ce spectacle à deux. On forme une bonne équipe et on ne se dispute pas. Parfois, dans les impros, il arrive que je lui fasse mal, alors elle est fâchée, mais on ne se dispute pas vraiment ! ». Après avoir grandi, étudié et créé avec son frère jumeau, Luigi doit aujourd’hui trouver les bases d’une autre fusion artistique, avec son amoureuse cette fois. « Avec son frère, Luigi a une communication spéciale », observe Mille. « Ils ont un long et stable chemin ensemble, alors que nous deux, nous cherchons encore ce que nous sommes sur scène. C’est intéressant comme recherche, ça fait avancer ». Car tout laboratoire artistique, c’est bien connu, est aussi un passionnant laboratoire de rapports humains…

 

« The Intruder », les 16 et 17/03 à la Maison des Cultures et de la Cohésion Sociale de Molenbeek, dans le cadre du Festival UP ! Le 20/04 à l’Espace théâtral Scarabaeus, à Schaerbeek.

[1] On lira la critique du nouveau spectacle de Doble Mandoble en page 27.

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L'auteur.e de l'article

Catherine Makereel

Journaliste indépendante (Le Soir).