Jan/Fév/Mars 2016

Le Cirque vu par Frédéric Dussenne.

« Il est communément admis que le théâtre est l’art du simulacre. C’est sans doute un malentendu. A la fin de sa vie, le poète dramaturge Paul Willems (1) se prenait pour son chien. Les mots, qui avaient été pour lui le matériau d’un art musical, délicat et raffiné, lui échappaient. Ils se dissolvaient en jappements joyeux. L’imaginaire était devenu sa réalité.

Le simulacre, au théâtre, n’est que prétexte à la fabrication de machines poétiques qui dépassent les apparences et donnent la priorité au vrai sur le vraisemblable. Où le représenté, comme forme, cède le pas à la représentation comme expérience. Où le visible s’efface au profit du hors-champ. Où le « spectacle » se joue à l’intérieur du crâne de celui qui regarde. Où l’imaginaire, surgissant de la mémoire profonde des acteurs et des spectateurs, devient une réalité presque palpable. Le théâtre est l’art du vrai, même s’il passe par le faux. L’art du silence, même s’il passe par les mots.

Juste avant de se taire définitivement, Paul Willems m’a écrit ceci : « Il ne faut pas jouer, au théâtre, il faut être la musique ». Vibration, rythme, respiration du corps silencieux. Bruit de la mer, aboiement de chien… L’envers de la parole. J’ai voulu relever le défi. Le cirque se passe de mots. J’ai eu soudain l’intuition qu’il fallait l’appeler à la rescousse. Je ne connaissais personne dans le milieu. J’ai organisé une audition. J’y ai rencontré Emmanuel Gaillard. Nous travaillons ensemble depuis dix ans (2).

La dimension performative du cirque instaure avec le spectateur un rapport qui est de l’ordre de la réalité. Le corps y est violemment exposé. Au regard d’abord, donc, au désir. Au risque, aussi ; à l’effort, à la fatigue, à la peur, au danger ; à la possibilité de la chute, de l’échec, du ridicule. En dix ans, la vie suit son cours. Le temps passe, les liens se tissent, les enfants naissent, le corps change et, avec lui, le regard, qui s’approfondit. Les spectacles que nous faisons avec Emmanuel en portent la trace. La virtuosité technique, séduisante, au départ, cède peu à peu le pas à la mise en valeur de la fragilité. De l’étrangeté. Les numéros sont moins intéressants en eux-mêmes que par l’occasion qu’ils donnent de mettre le corps en danger. L’envers du spectacle…

La technique est au cirque ce que le simulacre est au théâtre : un prétexte. C’est le vide qui compte. Un vide qui nous renvoie à notre condition de mortel. Un vide où s’engouffre la vie. »

 

(1) Grand poète belge (1912-1997). Un des derniers francophones de Flandres. Auteur, notamment, des « Miroirs
d’Ostende », de « Elle disait dormir pour mourir », de « La ville à voile », de « Nuit avec ombres en
couleurs »,…
(2) Nous avons créé six spectacles ensemble : « Un pays noyé », « Fond de tiroir », « Hamlet(s) », « Combat avec
l’ombre », « Quelqu’un de bien » et « Parlez-moi d’amour ».

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L'auteur.e de l'article

Frédéric Dussenne

Pédagogue, acteur et metteur en scène, Frédéric Dussenne forge depuis 30 ans un passionnant parcours de théâtre. Son travail, qui donne corps aux mots puissants de Pasolini, Willems ou Bauchau, devait un jour s’intéresser au cirque, où les corps ont la parole. C’est chose faite avec « Parlez-moi d’amour », qui réunit Meike Gasenzer et Emmanuel Gaillard pour un pas de deux plein de tendresse, de justesse et de douceur, actuellement en tournée.