Le tissu aérien

Oct/Nov/Déc 2017

Glamour, novateur, féminin, adoré puis un peu déconsidéré, le tissu aérien a fait son éclatante apparition au milieu des années 90. Associé à la fluidité gracieuse, il atteint aujourd’hui l’âge de l’adolescence, celui de la remise en question et de la réinvention de lui-même.

Ne brûle-t-on pas souvent ce que l’on a adoré ? Porté aux nues lors du grand renouveau du cirque, le tissu aérien, omniprésent dans les années 90, se voit aujourd’hui boudé par certains. Mis à tous les registres, de toutes les fêtes ou mariages, il a fini par lasser après avoir tant envoûté. Et doit, en quelque sorte, retrouver ses lettres de noblesse, prouver qu’il est plus qu’une succession de « déroulés tombés » répétés à l’envi. Éternel retour de balancier, le temps des passions étant désormais révolu, le tissu aérien emprunte le chemin de la sérénité pour mieux dévoiler sa grâce, sa fluidité, son ambiguïté, sa féminité – mais aussi sa masculinité – sous ses airs de douce étoffe.

Iconographies chinoises
Mais d’où vient cet agrès si novateur ? Ses origines remonteraient à l’époque des grandes navigations, lorsque les bateaux arrivaient chargés de marchandises. Il fallait alors attirer les badauds. Les cracheurs de feu provoquaient les premiers attroupements pendant que les marins grimpaient aux cordes et s’amusaient dans les drisses. Dans les trésors de la Bibliothèque nationale de France, des iconographies chinoises montrent des acrobates dans des tissus. Les premières expressions circassiennes remonteraient aux années 40 ou 50, par le geste déterminant des Chinois qui auraient transformé la corde en étoffe.

Chez nous, les premiers tissus aériens apparaissent en 1993, à l’initiative de Gérard Fasoli, ancien trampoliniste de haut niveau, acrobate et formateur, aujourd’hui directeur général du CNAC (lire également ci-contre). Il est le concepteur de la pratique, un temps appelée « cordes Fasoli ». Deux de ses étudiants, Vincent Gomez et Isabelle Vaudel, présentent leur numéro dans Le cri du caméléon, spectacle de fin d’études de la première promotion de Chalons, qui a fait date. Outre-Atlantique, le Cirque du Soleil réserve lui aussi une place de choix au célèbre tissu. Un genre est lancé. Suspendus en un point d’accroche, deux lés de tissus noués dessinent une verticale. En jersey, l’étoffe est oscillante, résistante et élastique. Agrès aérien, il est celui des explorations de l’axe sol/air. Agrès d’élévation, il est aussi celui de la chute. Le tout dans un fluidité gracieuse permise par l’évidente souplesse du matériau.

Séduction spectaculaire
Glamour, la discipline séduit par sa symbolique, cet envol spectaculaire dans les airs, ce rêve de voler un jour que caressent tous les humains. De ce tissu, très visuel, émane également un côté voile, féerique, magique, au point que le public ignore tout des efforts et difficultés de la discipline. « Physiquement, le tissu aérien est à la portée de tout le monde à condition d’en avoir vraiment envie », nous dit Laura Coll. La pédagogue a vécu quinze ans à Bruxelles, où elle a enseigné l’aérien (à l’Orangerie et à l’Espace Catastrophe), avant d’ouvrir son école à Barcelone et de lancer sa nouvelle méthode d’enseignement. Comment définir un bon artiste au tissu aérien ? « Comme pour les danseurs professionnels, il importe de veiller à la fluidité dans l’enchainement des figures, à la musicalité. Le tissu est un art, pas un sport. Il s’apparente plus à de la danse qu’à de la gymnastique. On jugera l’acrobate à la manière dont il enchaînera ses mouvements et à l’émotion transmise à chaque moment. »

On retrouve souvent des femmes dans cette discipline, en partie à cause de certains a priori, semblables à ceux qui existent en danse classique. Mais aujourd’hui le tissu attire également des hommes. Ceux qui restent, en tout cas, sont tenaces et ont sans cesse envie de se dépasser. Comme Gert De Cooman, de Carré Curieux, qui a toujours aimé grimper dans les arbres. Il s’inscrit à l’École de cirque à Louvain par hasard, puis à l’âge de 12 ans, se forme au tissu aérien lors d’un stage donné à son école par des Néo-Zélandais. Il se prépare ensuite pour l’Esac et développe avec son professeur russe, Roman Fedin, qui aimait la barre fixe et les anneaux, un vocabulaire avec d’autres bases que celles du tissu, plus en force, moins en souplesse. « Quand j’ai commencé, je ne savais pas que le tissu aérien était plus pour les filles ! Je ne connaissais pas non plus l’existence de la corde lisse, l’équivalent en quelque sorte pour les garçons, alors, j’ai appris à aimer le fait que ce soit pour les filles et j’ai essayé de faire autre chose, d’être plus dynamique, d’avoir moins recours aux nœuds. »

Le grand public a tendance à croire que l’homme qui choisit le tissu aérien serait plus efféminé. De leur côté, les hommes sont plutôt attirés par des agrès comme la corde ou le mât chinois. A côté du tissu léger, éphémère, éthéré, la planche dorsale à la corde peut en effet paraître très masculine. Le cirque – et c’est heureux – adore détricoter les clichés, et il n’a pas fini d’en découdre avec le tissu !

Edie-Lou Keukens, 13 ans

Pratique le tissu aérien depuis 2014 à Cirqu’Conflex (Anderlecht)

« Un jour, j’ai vu un spectacle avec du tissu aérien. Ça m’a fait rêver ! Alors j’ai voulu suivre des cours. J’aimais bien l’idée que le sport soit mêlé à la danse et que tout se passe en l’air. Avant le cirque, je faisais de la danse classique, moderne et contemporaine. Je trouve que le tissu aérien y ressemble un peu, parce qu’on doit aussi faire des figures, s’accrocher, faire des nœuds. C’est gracieux ! Au début, c’était tout de même dur car il faut beaucoup de force dans les bras, mais j’ai accroché assez vite. J’avais parfois peur, mais il y a des tapis pour nous rattraper. Le plus difficile ? Quand on doit faire des figures à la seule force des biceps ! Le tissu aérien améliore la condition physique. À la maison, j’ai un trapèze, mais pas de tissu car il faut un endroit assez haut pour l’accrocher. Je ne sais pas encore si je vais en faire mon métier. Quand je dis à mes amis que je fais du tissu, ils croient que je fais de la couture ! »

Lucie © Frederick Guerri

© Frederick Guerri

Lucie Yerlès, 21 ans

Étudiante en psycho et acrobate, formatrice à Initiation Cirque

« J’ai commencé le tissu aérien à 7 ans dans une école de loisirs à Avignon. Ensuite, en 2013, je suis partie à l’École de cirque de Québec mais je me suis blessée. J’ai dû faire un break d’un an. Je suis revenue à Bruxelles et j’ai commencé à étudier la psycho. Je donne beaucoup de cours de tissu, je m’entraîne, je reprends du poil de la bête et j’espère pouvoir me développer professionnellement. Je vais essayer d’allier le cirque avec mes études, car c’est tout même un filet de sécurité. J’ai l’équivalent d’un double doctorat en cirque mais je sais que tout peut s’arrêter d’un coup. Pourquoi le tissu ? J’aime beaucoup la hauteur, le sentiment d’être seule là-haut. Le tissu est beaucoup repris dans les événementiels. Il existe une espèce de cliché sur la fille jolie qui fait des grands écarts. Alors oui, je suis souple, blonde,… mais je me sens plus acrobate ! J’aime explorer la discipline dans une dimension plus dynamique, avec moins de nœuds, moins de chutes, plus de fluidité. Et oui, j’ai encore peur parfois, mais c’est de la peur contrôlée.

Charlotte de la Bretèque ©DR

©DR

Charlotte Amy de La Breteque, 30 ans

Acrobate aérienne, Multicordes

« J’ai commencé le cirque quand j’avais 10 ans, dans une petite école de loisirs en France, à Angers. J’ai très vite découvert que le monde des aériens me correspondait le mieux. J’aime la hauteur, la sensation d’être suspendue, le frisson de vertige quand on essaie une figure pour la première fois. Je me suis de plus en plus tournée vers le tissu aérien. J’ai ressenti une immense liberté, parce que personne ne savait en faire dans mon école, alors il y avait tout à inventer. Mes premières ‘chutes’, figures où on s’enroule et se déroule, m’ont procuré un immense plaisir ! En 2005, j’ai été prise à l’École Supérieure des Arts du Cirque de Bruxelles en spécialité tissu. Peu à peu, durant mes études, j’ai réalisé que j’avais besoin d’une autre matière que le tissu. Je cherchais quelque chose de plus raide et aussi de plus original. J’ai créé une nouvelle discipline : les ‘multicordes’ , un rideau de cordes fines. Ces multicordes ouvrent de grandes possibilités et me permettent d’exploiter en plus de celles du tissu, les techniques d’autres disciplines (sangles, équilibres,…) à travers un seul et unique agrès. Et de créer des images très spéciales…

L’œil du maestro

Bien connu des Bruxellois puisqu’il a dirigé l’Esac à Bruxelles pendant plusieurs années avant de rejoindre son cher CNAC à Châlons, Gérard Fasoli glisse quelques conseils aux amateurs de tissu aérien : « Je dirais d’abord que c’est une technique qui, comme l’aérien en fixe, requiert de la force, de la puissance, de la souplesse et une très bonne préparation physique, ceci afin de défendre un propos artistique. Il est donc préférable pour les acrobates d’avoir une morphologie de nageur. C’est vrai pour tous les aériens, d’ailleurs. Car on se met à l’envers, dès qu’on commence à créer des figures. Il faut donc monter le bassin en planche, l’inverser, bien gainer… », explique-t-il, avant de s’attarder sur l’important travail de conscience corporelle. « Avec les danseurs et les gymnastes, on gagne beaucoup de temps car ils maîtrisent cette conscience du corps et de l’espace. Mais il faut en outre faire preuve de créativité et de fluidité si on ne veut pas tomber dans le schéma des figures comme les montées, les clés, les glissades ou les chutes qui s’enchaînent. J’ajouterai que le tissu aérien, souvent présenté comme féminin, est très intéressant pour les hommes en raison de son mélange de féminité et masculinité ». Et de conclure sur la dimension psychique d’une discipline pour laquelle il est préférable de connaître ses limites, à l’instar de tous les aériens, le risque de chute existant bel et bien.

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L'auteur.e de l'article

Laurence Bertels

Auteur et journaliste @lalibrebe jeune public, arts, scènes, littérature.