Le corps dans l’œil de la médecine

Oct/Nov/Déc 2017

Le corps du circassien est soumis à des contraintes physiques extrêmes. Distorsions, tensions et chocs répétés amènent-ils à une usure précoce ? Comme les sportifs de haut niveau, la reconversion est-elle incontournable ? Le point sur les limites d’une pratique et sur une réalité souvent taboue.

« La réalité du corps des circassiens est la même que celle de toute personne travaillant la performance physique, comme en sport par exemple », déclare d’emblée Philippe Goudard. Formé à la médecine traditionnelle, le chercheur français est également clown, auteur de cirque, producteur et interprète. Autant dire qu’il en connait un rayon en corps circassien, de l’intérieur comme de l’extérieur. Pour lui, il n’y a pas de doute, la pratique du cirque, extrême, est toujours douloureuse pour le corps, tant au niveau mécanique qu’au niveau physiologique. La pression impulsée aux muscles, aux articulations, l’amplitude anormale des mouvements, les sollicitations mécaniques extrêmes et répétées concourent à abîmer le corps d’un artiste de cirque plus rapidement que celui d’une personne qui ne pratiquerait pas cette activité au quotidien.

« Outre ces sur-sollicitations, il y a le problème des blessures », liste encore le praticien. « Elles sont inévitables, entraînées soit par la suractivité soit par la prise de risque. » Comme pour les pilotes de course ou les alpinistes, les artistes de cirque semblent en effet davantage soumis au danger des accidents qu’un fonctionnaire ou un travailleur de bureau. « La prise de risque fait intégralement partie de la pratique. On n’est pas pilote de course si on roule à 60 kilomètres à l’heure ; on n’est pas circassien si on ne prend pas un minimum de risques. »

 

Science et conscience

Crash physique obligatoire ? Bien sûr que non. En 2009, une étude française démontrait que le professionnel des arts de la scène se blessait trois fois moins que certains autres travailleurs, physiques ou non ! Car le professionnel de la scène (et a fortiori le circassien) a une connaissance intime et aguerrie de son corps. Cette connaissance est nécessaire à sa pratique, elle peut lui sauver la peau, dans certains cas. C’est ce que confirme Etienne Borel, de la compagnie Les Argonautes. À 45 ans, l’homme se consacre aujourd’hui davantage aux arts martiaux qu’à sa pratique circassienne. Une reconversion qu’il justifie plutôt par la lassitude du travail quotidien au cirque et à ses à-côtés que par une fatigue physique. « J’ai eu la chance de ne pas me blesser. J’aurais pu continuer, mais ça a été un choix, j’avais envie de me calmer. En restant dans quelque chose de physique. » Selon lui, le circassien ne met pas davantage son corps en danger qu’un autre individu. « On y fait attention, c’est notre instrument de travail. Ça compense le fait qu’on s’entraîne intensivement, qu’on prenne des risques. Une séance de Feldenkrais par-ci, un rendez-vous chez l’ostéopathe par-là, un régime alimentaire sain constamment, notre corps est au centre de toutes nos attentions. J’ai plutôt l’impression de l’avoir amélioré », nuance Etienne.

 

Les coups des années

Reste que les coups, les accidents et les blessures d’usure existent néanmoins : la polytraumatologie (blessures en différents endroits) due à la pratique est avérée. Avec le temps, le phénomène peut entraîner l’arthrose, provoquant un raidissement du corps, lequel entrave la pratique. Et ce, dans toutes les disciplines de cirque. « On pourrait penser que le jongleur est moins atteint que le contorsionniste. Mais les tendons des jongleurs sont eux aussi soumis à rude épreuve. Ils peuvent être touchés par les tendinites, les synovites, etc. », souligne Philippe Goudard, qui indique que ces derniers sont moins touchés par les accidents que les acrobates, dont la pratique est la plus dangereuse, essentiellement en acrobatie dynamique, où le corps est propulsé. « Il devient alors objet balistique, avec tous les risques que ça comporte. A contrario, la contorsion, certes très spectaculaire, compte moins d’accidents et chocs, le corps y est davantage respecté. Parce que les contorsionnistes ont un hyper contrôle de leur corps qui les protège. »

 

C’est dans la tête

Outre les chocs, accidents et dangers physiques, il y a une réalité psychologique du travail, qui a un impact sur les corps. Le montage et le démontage, représentations après représentations, constituent un acte physiquement usant, de même que la multiplication des tâches sur une tournée et les conséquences de l’itinérance. Enfin, le contexte socio-économique de la profession, souvent précaire, fragilise. Ce dernier, agissant comme potentialisateur du stress, influence directement l’état physique de l’artiste.

Il apparaît donc que l’usure des corps est à la fois physique, psychique et, en quelque sorte, socio-économique. Il est donc essentiel de penser à l’« après ». Car, Philippe Goudard est clair, la reconversion physique est inévitable. « Il serait essentiel d’y penser, dès l’école. On forme de plus en plus de jeunes au cirque. Et ce, dans un métier dont on sait qu’il s’arrêtera tôt, détail auquel on accorde finalement encore bien peu d’importance. Il faudrait penser à une double certification, qui n’existe pas aujourd’hui. » Cet alliage entre apprentissage des techniques physiques et étude d’un autre champ circassien (pédagogie, métiers de soins,…) permettrait la conscience de cet « après » et surtout y préparerait naturellement.

Alors, au final, les circassiens sont-ils condamnés à devenir des retraités précoces ? Oui et non. Parce que c’est variable selon la pratique : un acrobate s’arrêtera plus tôt qu’un jongleur. Parce qu’en cas d’accident, certaines carrières s’arrêtent prématurément. Parce que les femmes sont davantage touchées, du fait des changements parfois liés à la maternité… Mais dans tous les cas, l’arrêt brusque de l’activité physique peut avoir une conséquence redoutable, liée à la diminution du taux d’endorphine et la fin d’une pratique qui fait (parfois) du bien à l’ego. Il convient donc de penser (panser ?) l’après, corps et cœur, dans le cursus même du circassien et de s’adapter. La définition du cirque, bien plus large que celle du parapente ou du saut à ski, permet bien des évolutions et transformations, dès lors que l’on sort de la seule prouesse. Penser l’artistique autrement, trouver de nouveaux usages pour le corps. Ou réfléchir à une future réorientation, en se formant, peut-être, à un métier annexe, qu’il soit dans l’administration ou le soin aux personnes, comme on le lira au fil des pages suivantes. Histoire de faire des praticiens d’aujourd’hui, les penseurs et les accompagnateurs du cirque de demain.

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L'auteur.e de l'article

Isabelle Plumhans

Journaliste FreeLance, Isabelle Plumhans (d)écrit la mode et la culture. Par amour des mots, entre autres.