Il est loin le temps où l’artiste de cirque réalisait le même numéro tout au long de sa carrière, jusqu’à la mort (du costume). Aujourd’hui, la curiosité, la créativité et l’envie de changement poussent le circassien à se réinventer en permanence. Une (r)évolution exigeante et fertile.
Comme en amour, le secret de longévité de la relation d’un circassien à son art tient sans doute en un mot magique : « réinvention ». Aujourd’hui, pour tenir dans le métier, il faut visiblement apprendre… à le lâcher. « Si tu t’imagines à 30 ans que tu vas pouvoir faire la même chose toute vie, tu risques d’être très déçu », sourit Valentin Pythoud, colosse trentenaire qui illustre bien cette génération férue de changement. « L’après » se prépare maintenant, au cœur de la pratique : plutôt qu’une reconversion brutale, on peut parler d’une évolution constante. « Il s’agit de s’adapter, d’avancer avec son âge et de l’accepter. Vu l’exigence physique du cirque, tu ne peux pas vieillir dans la profession sans te remettre en question ».
Pour Valentin, hercule taillé pour porter, l’interrogation est venue dès le premier spectacle, en 2013 : « Notre voltigeuse a eu un sérieux problème au dos : il nous a fallu réfléchir, être moins violent et éviter toute chute ». L’équipe (La Rusparocket) aborde autrement la banquine et le main à main, pour un spectacle alangui et entêtant, « La geste ». Ces tentatives d’envisager autrement le corps circassien se poursuivront ensuite : Valentin rejoint La cosa de Claudio Stellato, quatuor masculin qui danse avec des haches et des bûches. « J’ai dû ‘casser’ tout ce que je connaissais, aller vers la spontanéité de l’instant. En tant que porteur, tu travailles au millimètre près, tu ne peux pas sortir du cadre parce qu’il y va de la sécurité de tes partenaires. Ici, j’ai adoré découvrir une liberté nouvelle. » Et ce n’est qu’un début, puisque le jeune homme couve depuis deux ans sa Révolution, un spectacle où la danse et le cirque s’entrelaceront. Et il est régulièrement invité à donner des cours aux danseurs : « Quand ils me rencontrent, j’ai l’impression qu’ils voient un ours ! », rigole-t-il. « Notre approche du corps est totalement différente. Et j’apprends d’eux, bien sûr. Tu dois être capable de faire plein de choses, d’être curieux. J’ai été décorateur, je suis acrobate, j’ai même brassé de la bière (mais elle était ratée). Pour moi, le temps qui passe ne signifie pas reconversion, mais plutôt adaptation constante. »
Obsolescence (dé)programmée
Le cirque est-il prêt à encaisser cette évolution ? À voir vieillir les corps ? À s’exprimer autrement que par la seule prouesse ? Ce sont précisément les questions que se pose Talk show, un spectacle atypique à découvrir cet automne aux Halles de Schaerbeek. Armés de seuls micros, quatre artistes de cirque « d’âge mûr » répondent aux questions de Gaël Santisteva, lui-même circassien et danseur, pour offrir un point de vue imprenable sur les coulisses d’un métier de sueur. « Nous formons la première génération issue des écoles contemporaines à connaître la question de l’âge », explique le metteur en scène et « animateur » en chef. « J’ai voulu qu’on s’interroge ensemble sur le temps qui passe, sur le vieillissement en cirque – et donc dans le monde du travail en général. Quel que soit le métier ou la vie que l’on s’est construit, vers 40 ans, c’est un peu l’heure du bilan, c’est plus ou moins la moitié de la vie et donc le moment de questionner le passé mais surtout le futur. »
En scène, face à Gaël et ses thématiques piquantes (« la reconnaissance », « cirque et prise de poids », « corps vieux, corps périmé ? », « l’argent », « cirque et sexe »,…), on trouve quatre challengers de taille, qui ont tous un solide bagage à partager. Julien Fournier, Angela Laurier, Ali Thabet et Mélissa Von Vépy se prêtent au jeu d’un spectacle de cirque… sans cirque ou presque. « L’axe principal du spectacle, c’est l’acceptation – je n’ai pas du tout dit résignation. Soumis au seul exploit, le cirque est un art limité dans le temps, comme un sport de haut niveau. Il faut oser mettre des corps vieillissants sur scène. Pourquoi évacuerait-on les ‘vieux’ ? Leurs corps dégagent plus de questions, gagnent en profondeur et nous parlent de plein de choses. J’ai envie d’ouvrir une brèche dans l’aspect performatif du cirque, montrer qu’il y a une brillance en dehors de l’exploit. »
« C’est évident qu’on n’est plus du tout dans le schéma du cirque traditionnel, où l’on exécute toute sa vie le même numéro. On s’est détaché de la performance brute : l’aspect créatif prédomine », observe Mélissa Von Vépy, acrobate aérienne qui sera donc de Talk show et qui n’a de cesse de se réinventer depuis sa sortie du CNAC (France) en 1999. Formée en trapèze ballant pendant ses quatre ans d’études, elle n’en a plus jamais fait ensuite ! D’abord avec Chloé Moglia, puis avec sa propre compagnie (Happés), elle réinvente à chaque fois son agrès, tresse des cordes et des fils, construit une chaise qui s’élève,… L’aérien, dit-elle, reste son art premier, « c’est ce qui fait ma singularité ». Mais tout le reste est à créer. Y compris l’évolution du langage physique : férue de butô – ce théâtre dansé japonais –, Mélissa explore d’autres façons de se mouvoir, basées sur l’énergie, la respiration et l’imaginaire. « On dit souvent que continuer, c’est perdre. Pour moi, c’est inventer. J’adore la présence physique des vieilles personnes qui se produisent en scène. Il y a peut-être moins d’équilibre, plus de fragilité. Mais leur puissance est soufflante. » La jeunesse n’a qu’à bien se tenir.
Talk Show, à voir aux Halles de Schaerbeek les 19 et 20/10 ; www.halles.be. Ensuite au Festival Circa, à Auch (F) les 23 et 24/10, puis en tournée.
Révolution, de Valentin Pythoud et Natalia Pieczuro, en cours de création.
Le site de la compagnie Happés : www.happes.org
L’appel des sirènes et du grand air
Le métier de circassien mène décidément à tout. Alors que certains font évoluer leur pratique au sein même de la profession, d’autres optent pour une reconversion totale. Le jour et la nuit ? Pas totalement : qu’ils deviennent pompiers, comme Jan Willem Maes, ou jardiniers, comme Daniel Van Hassel, les aptitudes acquises dans le milieu du cirque sont d’indéniables atouts, dont ils font un usage tout à fait conscient dans leur nouvelle activité.
« Le côté très physique du cirque se retrouve dans le métier de pompier-ambulancier », explique Jan Willem Maes, 40 ans, tout juste « retraité » comme porteur au cadre de la Compagnie des P’tits Bras. « Comme pompier, tu dois être prêt à monter cinq étages en courant, avec ta lourde tenue, ton masque, ta bouteille d’oxygène, dans un endroit où tu ne vois rien… et c’est seulement une fois là-haut que tu commences à travailler ! » Un dépassement de soi, lié à des règles strictes : Jan Willem y reconnaît les bases du cirque. « En tant qu’acrobate aérien, tu es à 6 ou 7 mètres de haut, tu as aussi beaucoup de règles à respecter. La vie de tes collègues dépend de toi. Je retrouve ces notions d’adrénaline, de confiance et de travail en groupe dans ma nouvelle formation. » Guidé par une grande envie d’« aider les autres en situation de danger », l’ancien porteur fait donc le choix de quitter une vie circassienne « super chouette mais qui n’était plus compatible avec la vie de famille ». Mais il ne dit pas non à un petit remplacement si les P’tits Bras ont besoin des siens (de bras). « Pour le plaisir… »
Du cirque au jardinage, le lien peut sembler flou. Il ne l’est pas du tout : « Nos spectacles n’étaient pas hyper musculeux, mais ils étaient physiques. Cet entraînement n’est pas inutile quand tu t’apprêtes, à 43 ans, à tailler des haies toutes la journée ! », sourit Daniel Van Hassel. C’est le choix qu’il a fait il y a 10 ans, après près de deux décennies de succès avec Thierry Craeye (Witloof Cabaret, Sous pression). « En fait, j’ai moins mal au dos aujourd’hui qu’à l’époque, parce que la vie de tournée, c’était 80 % de ton temps assis dans une camionnette », précise-t-il, tout bronzé et épanoui. Responsable des espaces verts du Logis, à Boitsfort, il dirige aujourd’hui onze jardiniers. « La vie artistique m’a peut-être donné un regard différent sur les choses qui m’entourent, y compris dans la gestion humaine, pour laquelle il faut être imaginatif ! » Et si cette vie artistique le « gratouille » parfois, il est heureux au grand air : « Le contact avec les planches peut me manquer. Mais le contact avec la terre est irremplaçable. »
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L'auteur.e de l'article
Laurent Ancion
Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.