La norme qui n’existait pas

Oct/Nov/Déc 2016

Lentement mais sûrement, l’image du cirque se détache du seul athlète aux muscles saillants. La performance reste centrale, mais elle n’est plus uniquement synonyme de force ou de perfection : elle s’ouvre à des capacités différentes, qui humanisent le cirque et touchent plus profondément le public.

L’image traditionnelle du cirque, on la connaît : des corps parfaits, huilés, galbés, gominés, traversant la peur et le risque avec un sourire éclatant. Heureusement, en vrai, il en va tout autrement. La diversité des corps, des esprits et des contextes amène aujourd’hui une incroyable créativité au cirque contemporain. Notre dossier vous propose de partir à la rencontre d’artistes que tout aurait pu tenir à l’écart des pistes a priori et qui, en fait, se révèlent « capables autrement ». Les deux mots comptent : ces créateurs sont non seulement « capables », c’est-à-dire pleinement maîtres de leur art, mais en outre leur œuvre permet d’envisager le cirque « autrement ». Elle fait évoluer les langages, en repousse les limites et en ouvre les horizons.

Qu’est-ce que la marge ? Qu’est-ce que la norme ? En art, ces notions sont relatives. Toutefois, durant la majeure partie du XXe siècle, le paysage du cirque occidental s’est dessiné selon la logique binaire de la montagne des muscles ou de la vallée des freaks, entre fascination et stupeur. Si ces clichés ont la dent dure et marqueront encore longtemps l’imaginaire circassien – notamment par leurs déclinaisons télévisées –, cette caricature ne correspond plus à la réalité. Dès la fin des années 60, quand s’est amorcé la métamorphose des pistes dites traditionnelles, la faillite de nombreux cirques basés sur l’athlétisme et le scandale oculaire n’était pas seulement due à un changement de loisirs : le souffle libertaire incarné par Mai 68 imposait aussi la vision progressiste d’une société plus égalitaire. La notion de « norme », jusqu’alors prioritaire, cédait le pas à la notion d’individualité, au droit à la différence.

Quoi que soient devenus ces idéaux – à reconquérir sans cesse –, le développement des arts du cirque contemporain dans un contexte volontiers libertaire et collaboratif a permis l’évolution de la notion de « performance », qui ne se limite plus aux gros balèzes capables de soulever de la fonte, mais à tout corps capable de soulever la foule – et son émotion. Ainsi a-t-on vu l’acrobate Hédi Thabet bouleverser la salle avec plus d’intensité qu’une pyramide humaine, alors qu’il a dû surmonter l’amputation d’une jambe. Ainsi a-t-on ri, vibré et frémi avec la compagnie des Colporteurs, au fil de spectacles où le metteur en scène et interprète Antoine Rigot triomphe peu à peu de l’accident qui l’a rendu paraplégique. Nulle pitié, nul chantage aux sentiments ici : nous sommes face à des artistes qui, non contents de surpasser une limite qui semblait indépassable, proposent une approche du cirque qui nourrit et influence la création dans son ensemble. La marge, en la matière, devient (é)norme et aide pleinement à définir la richesse du cirque contemporain aujourd’hui.

Comme on le lira également dans le dossier, il n’y a pas que la différence de corps physique qui invite à être capable autrement. Les atteintes au corps social sont d’autres obstacles que certains artistes franchissent avec une créativité incroyablement vigoureuse. Ainsi les acrobates palestiniens Ashtar Muallem et Fadi Zmorrod, qui ont grandi dans le contexte difficile de Jérusalem, ont-ils choisi les arts du cirque pour défier les murs et les barrières. « Nous marchons sur des lignes qui étaient dessinées pour nous », commente le duo, dont le spectacle B-Orders dessine des chemins d’émancipation où les corps et les esprits se réapproprient le temps et l’espace. Alors que l’horizon politique semble interdire tout espoir d’affranchissement, le langage des arts du cirque trouve des mots singuliers pour ouvrir des perspectives et faire évoluer les consciences.

Qui peut ? Qui ne peut pas ?

Mettre en lumière la différence, non pas pour s’en moquer ou en frémir, mais pour ménager une place à la singularité de tous. La mission semblerait-elle impossible, trop romantique ou même contradictoire avec les principes du cirque ? C’est pourtant le pari qu’a relevé et réussi dès 2011 le spectacle Complicités (aujourd’hui je suis content d’être ensemble), qui réunissait onze artistes handicapés mentaux, quatre circassiens, deux comédiens et un musicien, sous la conduite de la metteuse en scène Catherine Magis. La tournée, de la Serbie à l’Italie, a ému le public jusqu’aux larmes par la puissance expressive et l’inestimable complicité du groupe. Ici non plus, nul apitoiement. C’est à la rencontre de puissantes personnalités que nous invitait le spectacle, dont les spectateurs se moquaient finalement de savoir qui était handicapé ou pas ! Tous les « pros » invités à rejoindre l’aventure ont été bouleversés par la rencontre humaine et artistique de cette équipée pas comme les autres. Ces artistes pros ont reçu une leçon d’humilité, de spontanéité, de capacité à vivre le moment présent, de présence scénique, de courage à défier ses propres limites, d’imagination, de sociabilité… – autant d’aptitudes où ces fous qu’on dit faibles ont la force des maîtres. Dans l’élan, c’est le regard des « valides » sur les « handicapés » qui a subi une révolution copernicienne : qui a « moins » ? Qui a « davantage » ? Qui peut ? Qui ne peut pas ? Les cartes des préjugés sont rebattues, par le jeu à part égale qu’a établi le projet.

En plus, ce spectacle au long cours a fait des petits. Comme vous le lirez, Sophie Leso et Nicolas Arnould ont rencontré Axel Stainier lors de la création de Complicités. Le duo Hyperlaxe, à découvrir en décembre au Théâtre Varia, permet de poursuivre l’aventure de la rencontre, du partage et du travail avec une personne porteuse d’un handicap mental. Sur scène, Nicolas et Axel, dirigés par Sophie, jouent, et plus précisément, ils jouent à jouer. Avec des morceaux de bois, avec des chaises, avec la souplesse, la pesanteur et l’équilibre. Le spectacle use du principe de l’hyperlaxité et le déplace sur le terrain de la liberté personnelle.

Dans une société de plus en plus diversifiée, qui a pourtant le réflexe de vouloir cacher la différence, tous ces projets et ces artistes invitent à voir plus loin que le bout de son nez. C’est l’esprit du dossier que vous découvrirez en tournant la page : si nous sommes tous différents, pourquoi faudrait-il que certains le soient plus que d’autres ? Les arts du cirque, par leur capacité d’ouverture, apportent une réponse dynamique à cet intriguant paradoxe.

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.