La blessure, tremplin vers un ailleurs

Oct/Nov/Déc 2015

Rares sont les circassiens à ne pas avoir eu des bleus et des bosses, légers ou franchement graves. Dans ce monde ultra physique, c’est parfois un monde qui s’écroule. Comment se relever ? Pour quoi faire ? Contre toute attente, la blessure transforme souvent... positivement.

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, dit l’adage. Forcément kamikaze dans l’âme, le circassien en fait l’expérience plus souvent qu’à son tour. La blessure est à l’acrobate ce que l’écharde est au bûcheron, mais là où le bûcheron développe des mains calleuses pour se protéger, l’artiste de cirque ne peut pas toujours se prémunir contre l’accident. Gladiateur des temps modernes, il fait un métier à risque et sait que peut survenir un accroc dans l’arène. Pervers, son travail consiste même à anticiper et éliminer les erreurs possibles derrière chaque salto, au détour de chaque voltige. Parfois, une seconde d’inattention, une main moite qui glisse, un demi-millimètre mal calculé, et c’est la chute, le choc, la blessure.

Pour Quintjin Ketels, blessé au poignet en sortie de bascule en 2007, c’était « une bête erreur ». Un double salto arrière mal réceptionné. « Quelqu’un aurait sans doute dû me rattraper mais je n’en veux à personne, c’est comme ça », philosophe celui qui s’est ainsi cassé le scaphoïde, petit os fondamental dans la biomécanique de la main. Petit os mais grand hic. La blessure survient alors que le jeune homme fait un tabac dans « La familia Rodriguez » de Hopla Circus, et que tout s’enchaîne pour cette bande fraîchement sortie de l’Esac. L’acrobate joue tout l’été avec un bras dans le plâtre mais les choses empirent. Opérations, rééducation : « Entre le moment où je suis tombé et le moment où j’ai pu refaire un équilibre sur mes mains, il s’est passé trois ans. Mais ça m’a permis de découvrir d’autres horizons ». Peu à peu, il se tourne vers la danse, le mouvement, le théâtre, puis s’essaye à la mise en scène jusqu’à fonder Side-Show avec sa compagne Aline Breucker. Finalement, l’issue est heureuse même si elle est le résultat de bien des bosses, physiques mais surtout psychologiques. « C’est comme pour un athlète qui doit soudain arrêter sa carrière, il faut passer au-dessus de ce deuil. Quand on fait du cirque, on pense à la blessure mais on se dit qu’on s’en sortira. Pourtant, quand ça arrive, c’est tout ton monde qui s’écroule ».

Résilience et endurance

Même impression de chute sans fond pour Lolita Costet quand, à 24 ans, les médecins lui annoncent qu’elle ne fera plus jamais de cirque à cause d’une polyarthrite rhumatoïde – une maladie auto-immune qui fige les articulations. Contrainte d’abandonner son partenaire du Duo Léo et d’annuler une tournée bien fournie, la circassienne frise la dépression. Tâtonnant entre la cortisone et les anti-inflammatoires, elle parvient néanmoins à stabiliser cette maladie chronique et décide de suivre son amoureux à New York où, avec le Cirque Leroux, il va tenter Broadway. Finalement, Lolita recommence, petit à petit, le main à main, jusqu’à retrouver le plateau. « Aujourd’hui, j’ai un régime alimentaire draconien, j’ai trouvé des traitements plus naturels, et surtout, j’ai réappris entièrement ma discipline. J’adapte ma technique, je fais des stages pour refaire de l’équilibre, trouver comment me placer. Je fais beaucoup de musculation à côté. Le plus incroyable, c’est qu’on me dit maintenant qu’au plus je vais continuer à performer, au plus je permettrai à mes articulations de rester souples. Le cirque est presque devenu ma survie », sourit celle qui tourne aujourd’hui dans le monde entier avec « The Elephant in the Room ». Une belle histoire de résilience qui dit beaucoup sur l’endurance des circassiens : « Depuis l’école, on est conditionné à avoir le plus haut niveau, savoir jouer dehors, sur le bitume. Même blessé, on continue. Le cirque, ce n’est pas un métier, c’est toute une vie. Alors, quand on te dit, à 24 ans, que le main à main, c’est fini, tu ne peux simplement pas l’accepter ».

Ancienne acrobate et aujourd’hui co-directrice de l’Espace Catastrophe, Catherine Magis a aussi eu son lot de cassures à surmonter. Usée par une pratique jusqu’au-boutiste de l’acro, elle avoue avoir dépassé ses limites quand, en 1994, son corps lâche complètement sur « Peter Pan » à Villers-la-Ville. Le dos cassé et les cordes vocales éreintées, elle aussi refuse la fatalité. Enragée de se voir ainsi couper les ailes, elle consume sa fureur à construire un lieu de création dédié au cirque et jette son dévolu sur les anciennes glacières de Saint-Gilles, futur Espace Catastrophe. Même corsetée et sans voix, elle continue aussi de donner cours à l’académie des arts du cirque : « Pouvoir me sentir utile m’a aidé à passer cette épreuve médicale face à des gens qui ne comprennent pas que le cirque, c’est vital pour toi parce que c’est ton mode d’expression. Pour un circassien, la blessure touche à la construction de soi. Tu te dis : ‘Mais qui suis-je si je ne peux plus faire ça ?’. Les limites physiques t’amènent à trouver ton propre chemin. La contrainte m’a poussée à chercher ce pour quoi je voulais vraiment faire du cirque, ce que tu mets parfois de côté quand tu es dans le tourbillon du plaisir de la scène. Tu te demandes alors pourquoi tu es sur le plateau ? Est-ce que c’est vraiment vital que tu y sois ? Tu en ressors grandi ».

La blessure comme tremplin : le cirque est décidément capable des plus belles pirouettes.

Et toi, t’as mal où ?

Quelles parties du corps le circassien se blesse-t-il le plus souvent ?

Nuque. La fragilité du jongleur. Normal quand on a toujours le nez en l’air. Jongler avec des massues 15 à 20 heures par semaine entraîne forcément une surcharge des articulations. Gare à ne pas rentrer dans le domaine inflammatoire.

 

Bas du dos.  Le talon d’Achille du porteur (ce qui ne veut pas dire qu’il en a plein le dos de son/sa partenaire). En règle générale, le dos est souvent la première victime du surmenage chez le circassien.

 

Epaule. La bête noire des acrobates de l’aérien – cordes, tissu, trapèze – en grande partie, selon les spécialistes, parce que l’aérien requiert des mouvements excentriques, plutôt que concentriques, ce qui met les épaules à rude épreuve.

 

Cheville, poignet, genou.  Ce sont les parties les plus touchées lors des chutes en acrobatie. De manière générale, les circassiens ont plus de soucis articulaires que musculaires.

 

Tête. La blessure est toujours dans un petit coin de la tête : tous y pensent… et chacun se dit qu’il s’en sortira. Mais au moment où survient le pépin, c’est une autre histoire. La blessure psychologique, le complexe généré par le fait d’être immobilisé et de, parfois, freiner tous les autres dans la compagnie, est plus difficile à surmonter que la blessure physique.

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L'auteur.e de l'article

Catherine Makereel

Journaliste indépendante (Le Soir).