Le corps à l’épreuve du cirque

Oct/Nov/Déc 2015

S’il vous est déjà arrivé de monter en courant les escaliers du clocher d’une cathédrale, de porter un matelas king-size tout seul ou de faire la Rue Neuve un samedi après-midi, vous le savez : ça laisse comme une petite envie de s’asseoir sur une bonne vieille chaise, histoire de récupérer un brin. Alors imaginez-vous une vie de cirque ! D’aimables bipèdes, a priori comme vous et moi, se mettent en tête de créer une motricité nouvelle, des mouvements détournés, renversés et renversants, qui nécessitent des trésors d’équilibre, de patience et d’endurance… Comment les corps « héroïques » des artistes peuvent-ils résister à une pression sans commune mesure avec notre vie quotidienne ? A l’image des sportifs, prennent-ils leur retraite à 30 ans ? Le soir, vont-ils dormir en miettes ? Vieux, ont-ils des broches partout ?

Alors que de plus en plus de (tout) jeunes gens s’élancent de plus en plus joyeusement vers les pistes contemporaines, l’interrogation mérite réponse. Comment le corps réagit-il à l’épreuve du cirque ? Dans les pages qui viennent, nous approchons la question par quatre angles : l’entraînement au quotidien, le regard de la médecine, la gestion des blessures et enfin les effets de l’âge. Au fil des rencontres, si les corps restent des corps (heureusement d’ailleurs, c’est ce qui donne son humanité au cirque), vous découvrirez que les temps et les clichés ont bien changé. Dans ce qu’on pourrait appeler l’approche « occidentale » du cirque, il est loin le temps où les arts de la piste s’apprenaient à coups de bâton pour faire rentrer la discipline. Aujourd’hui, l’artiste, dès l’école, sait qu’il n’a qu’un corps et qu’il ne peut pas le brûler.

Prendre soin d’un corps amené à se dépasser sans cesse ? La formule peut sembler contradictoire, mais c’est évidemment la seule qui vaille. L’émergence de cette conscience doit beaucoup aux approches nées dans les années 50 : en un demi-siècle, elles ont su imposer leur évidence, comme la méthode Feldenkrais ou la technique Alexander, ces « gymnastiques douces » qui visent à développer les fonctionnalités et les capacités du corps sans le brusquer. Dans le même esprit, le succès actuel du Pilates ou de l’acro-yoga auprès des circassiens démontre la volonté de sortir de la logique d’un entraînement aveugle, qui entraîne fatalement une usure prématurée. Le défi est de parvenir à prendre soin de soi-même tout au long d’une carrière : comment prendre le temps nécessaire, comment s’imposer la discipline ? C’est parfois l’âge qui vient répondre à la question. De « vieux » acrobates se recyclent et adoucissent leur pratique, qui y trouve une nouvelle vigueur, peut-être moins vertigineuse mais pas moins intense.

Le cirque pense à long terme

Bien sûr, la furie de la jeunesse n’a pas de raison de s’assagir, sous peine de dévoyer sa nature. La puissance technique continue à monter et le cirque reste un défi, pas une partie de cartes. Les arts de la piste se professionnalisent, les filières préparatoires s’intensifient et les écoles sont de plus en plus exigeantes. Résultat : à 18 ans, en entrant à l’école supérieure, un circassien a un bagage artistique et technique beaucoup plus important qu’il y a dix ans à peine. Et c’est souvent une tête brûlée, prête à faire un triple salto sur du gravier. Se distinguant de la gym, qui préfère un apprentissage plus court, plus intense et compétitif, le cirque s’intéresse au long terme. En écoles, on accompagne et on sécurise mieux qu’avant. Kiné à demeure, préparation physique,… L’ensemble du secteur a beaucoup changé et favorise un meilleur respect des corps.

Toutefois, par leur intensité, les écoles supérieures sont parfois plus ardues que la vie professionnelle qui suivra ! « On demande au corps de se dépasser ses limites tout le temps », admet François Dethor, encadrant et formateur à l’Esac. « C’est normal. Le contraire n’aurait pas de sens ! Mais c’est à chacun d’apprendre à gérer la pression. D’ailleurs, lors de l’épreuve d’admission, le premier point de sélection concerne le cardio, la flexibilité et la musculature. Sinon, tu ne tiens pas trois ans ». Ne vous faites donc pas d’illusion, si vous êtes essoufflé en haut du clocher : mieux vaut opter pour une autre filière.

Tout l’art de se plier aux exigences

Certains acrobates exécutent parfois de telles figures qu’on en a presque mal pour eux. La contorsion est-elle compatible avec la vie humaine ? Evidemment, répond Aurélien Oudot, si l’on apprend à se connaître et à respecter ses limites pour mieux les déjouer.

Le cheveu en bataille, un air un peu arsouille, le torse en avant et les jambes à l’envers : tous ceux qui l’ont vu dans le spectacle de la promotion 2014 de l’Esac, dans « Limbo » ou à l’affiche du festival XS au Théâtre National se souviennent d’Aurélien Oudot, véritable défi à la logique vertébrale. Difficile de ne pas brûler d’envie de l’interviewer, à l’heure d’un dossier sur le corps au cirque : comment un contorsionniste va-t-il trop loin sans se casser en deux ? Est-ce que c’est bon pour la santé ? Comment se voit-il à 40 ans ?

La souplesse n’est pas que dans le corps d’Aurélien, elle est dans toute sa vie de circassien. En plein décalage horaire au moment de notre discussion, il joue avec le Trio Anneaux dans la province du Labrador, au fin fond du Canada, tourne avec le spectacle « Limbo », s’apprête à rejoindre le nouveau spectacle du Cirque du Soleil pour une tournée de deux ans et demi, puis à tout donner pour Back Pocket – une compagnie qu’il crée avec six amis, à cheval entre la Belgique et les USA.

Le nom de leur spectacle, prévu pour 2018 ? « La vrille du chat ». Ce titre pourrait à lui tout seul résumer le don physique d’Aurélien : « Je suis hyperlaxe au niveau supérieur de ma personne », formule-t-il en rigolant. Longtemps, il n’en a rien su du tout. Né à Paris, il fait de la gym de 9 à 12 ans, adore travailler force, souplesse et agilité, déteste la compète. Ce n’est qu’à 13 ans, en arrivant à l’école de cirque de Boulogne Billancourt où il suit le Sport-Etudes, qu’il découvre son étonnante aptitude. Voyant son dos et ses épaules si laxes, Gaël Massot, le directeur, a eu une réaction inattendue : « Il m’a dit d’arrêter de faire de la contorsion ! », raconte Aurélien. « Et ça m’a sauvé ». Comme l’ado est en pleine croissance, Gaël lui propose de privilégier les cours de préparation physique, pour obtenir un bon gainage et ne pas s’abîmer. « Son conseil a changé toute ma vie », admet le jeune homme. « Ce qui est difficile dans la contorsion, c’est d’aller trop loin tout en gardant une marche de sécurité. En Chine, en Russie, en Mongolie, les exemples sont nombreux où l’entraînement casse les enfants : à 25 ans, ils sont détruits, avec des scolioses qui empêchent la mobilité ».

Aurélien prend vite conscience que le corps est son outil de travail : il s’intéresse à la médecine et étudie même la kiné pendant un an. Reçu à l’Esac en 2011, il se réjouit de l’encadrement médical et entame une recherche en acrodanse. « La contorsion est un ingrédient que j’ajoute, ce n’est pas le centre de mon travail », insiste le circassien. « Je sais qu’en bossant, je pourrais faire des figures comme le ‘double scorpion’, avec les genoux presqu’au sol devant la tête. Mais ce n’est pas ce chemin-là qui m’intéresse. Je compte vieillir en scène, en dosant le mélange entre la fluidité de la danse et la tonicité de l’acro. Il y a des contorsionnistes de 50 ans qui se portent comme des fleurs : le secret est dans la connaissance des tes limites – même si elles ne sont pas communes ! ».

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L'auteur.e de l'article

Laurent Ancion

Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.