Les frères Thabet, nés d’une mère bruxelloise et d’un père tunisien, retournent près des plages de leur enfance. Sur l’île de Lampedusa, les souvenirs d’hier s’échouent sur la réalité d’aujourd’hui. Ils y préparent un spectacle où le mouvement du cirque rejoint celui de l’exil.
Parfois la vie vous fait de drôles de clins d’œil. Gamins, Ali et Hèdi Thabet passaient tous leurs étés en Tunisie dans le petit village de Kelibia à jouer au foot sur les plages du Cap Bon avec les enfants du coin. Aujourd’hui, c’est sur la rive d’en face, celle de la tristement célèbre île de Lampedusa que les deux frères investissent la plage où viennent s’échouer tant d’épaves et d’âmes damnées qui croyaient trouver l’eldorado. Une boucle de trente ans pour les deux frères et une traversée de quelques jours ô combien périlleuse pour les jeunes candidats à l’exil, mais tous ont foulé le même sable fin au départ et à l’arrivée. S’il n’y a que septante kilomètres entre la Tunisie et Lampedusa, c’est tout un continent qui les sépare.
Avec « En attendant les Barbares », présenté début octobre sur l’île italienne, Ali et Hèdi Thabet mettent en scène ce grand écart entre l’Afrique et l’Europe, dans un festival chapeauté par Ascanio Celestini. Missionnés par le Théâtre National, les frères Thabet sont les ambassadeurs belges dans ce festival international qui questionne les drames humains derrière les manœuvres politiques liées à l’immigration. « Ambassadeurs » : voilà un mot qui ferait sourire cette fratrie allergique aux flatteries d’un monde de la scène où ils se sentent périphériques, marginaux. Du fait sans doute de leur parcours atypique. Nés d’un père tunisien et d’une mère belge, tous deux ont été biberonnés au cirque. Depuis le giron maternel – leur mère Lisbeth Benout fut l’une des chevilles ouvrières de l’Ecole de Cirque de Bruxelles –, le destin les dirigeait tout naturellement sur les voies de la piste, avant d’imposer une de ces cassures dont il a le secret. A 20 ans, un cancer des os ampute Hèdi d’une jambe tandis que son frère part étudier au Cnac à Châlons avant de sillonner le monde dans les spectacles de Sidi Larbi Cherkaoui. Il faudra plus de dix ans pour qu’Hèdi rejoigne Ali sous les feux de la rampe avec « Rayahzone » et « Nous sommes pareils à ces crapauds », des spectacles transcendants, tant par leur mysticisme que par la poésie des corps qui dépassent la pesanteur et le handicap. Succès immédiat, ovations, torrents d’émotion : la patte des frères Thabet s’imprime inexorablement.
C’est au Chicha Bar de la Place Flagey, à Ixelles, qu’Ali et Hèdi ont établi leur QG. C’est dans les volutes parfumées du narguilé qu’ils sculptent leur univers dont l’atmosphère, ellemême, se répand comme un mystérieux nuage d’encens, les boucles des corps enlaçant les nappes musicales, les spirales physiques tourbillonnant avec les chants mystiques. Point de départ de tous leurs spectacles ? Un poète. Ce fut Hölderlin pour « Rayahzone » et Bukowski pour « Bluebird ». Ce sera Constantin Cavafy et son poème « En attendant les Barbares » pour le spectacle de Lampedusa. « Quand la proposition nous a été faite de créer à Lampedusa, j’ai tout de suite pensé à la révolution tunisienne, à ces milliers de jeunes qui ont fuit un pays effondré, un chaos laissé par un régime voyou longtemps légitimé par des pays comme la France, se souvient Hèdi. Ce ne sont pas les envahisseurs déferlant chez nous, couteaux entre les dents, qu’on voudrait nous dépeindre. Leur réalité est bien plus complexe. » Répugnés par la manière dont les médias traitent l’immigration, la désincarnent dans une rhétorique de statistiques derrière laquelle se cache beaucoup d’idéologie, les frères ont voulu remettre des noms sur ces victimes anonymes. « En se promenant sur l’île, on est tombé sur ce cimetière de bateaux, un enchevêtrement hallucinant d’embarcations qui ont traversé la mer et ont échoué là. Ces bateaux, on les connaît. On reconnaît les noms de pêcheurs écrits en arabe dessus. Ces histoires de jeunes qui tentent le coup, de moteurs qui lâchent, de proches qui ne reviennent pas, on les a entendues sur les plages de Tunisie. » C’est devant ce mur d’épaves, en plein air, à même le sable que se jouera le spectacle, porté par deux chanteurs tunisiens, une chanteuse italienne et une comédienne-danseuse grecque.
Les deux auteurs et metteurs en scène espèrent même que le spectacle sera vu par les migrants eux-mêmes : « L’île est toute petite et compte 6.000 habitants pour 12.000 migrants, précise Ali. Les conditions de détention sont si tendues que, la nuit, les clandestins peuvent sortir par-dessus les clôtures, pour respirer un peu. »
Et le cirque dans tout ça ? Il sera forcément question de mouvement dans ce spectacle sur l’exil. « Le mouvement est une chose naturelle, irrépressible, chez l’animal comme chez l’homme. Cavafy [poète grec du début du 20 e siècle, ndlr] le disait déjà : que ce soit les Syriens ou les Grecs, les hommes ont toujours bougé. Le bassin méditerranéen n’est qu’un grand jeu de chaises musicales. Les Italiens ont oublié qu’autrefois, c’était eux « les nègres de l’Europe ». Ulysse et toute la mythologie ne sont faits que d’exils. Quel jeune n’a pas, un jour, eu envie de prendre son baluchon et partir ? » Allez, chiche ! On fait ses valises, aujourd’hui, pour Lampedusa !
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L'auteur.e de l'article
Catherine Makereel
Journaliste indépendante (Le Soir).