Éprise de machines et d’inventions, passionnée par le mélange des arts, Anna Nilsson adore l’ouverture du cirque contemporain, qui n’a de limites que celles de l’imagination. Ancienne voltigeuse, elle mène aujourd’hui sa recherche au sein de Petri Dish, une troupe à suivre de très près.
On les croyait inconciliables, à jamais opposés. Mais l’eau et le feu peuvent parfois s’épouser. Ce sont eux qui semblent forger la bouillonnante personnalité d’Anna Nilsson, cette artiste suédoise qui a choisi Bruxelles depuis près de 20 ans, et qui mène aujourd’hui avec la compagnie Petri Dish un explosive recherche scénique, ainsi que vient d’en témoigner le spectacle Driften, dévoilé cet été au Zomer van Antwerpen.
Mélange de rigueur et de douceur, de fermeté et de patience, de détermination et de souplesse, le moteur d’Anna allie le chaud et le froid, comme cette alternance entre sauna et bain glacé – le secret bien connu de la vitalité des pays nordiques. « Je sais très fort où je veux aller, mais j’adore les surprises », synthétise-t-elle. « J’adore les défis, les changements, les essais et les doutes et, en même temps, je suis très stricte et rigoureuse. »
C’est qu’Anna est allée à rude école. Née à Stockholm en 1980, elle quitte famille et amis dès 15 ans pour rejoindre la section Arts du Cirque du Lycée Vasa, dans la ville de Gävle, à 200 km au nord de la capitale suédoise. « Je voulais absolument faire du cirque intensivement et il n’y avait qu’une école en Suède. Ma famille m’a totalement soutenue… et l’Etat suédois aussi : l’école, l’appartement où j’habitais et la nourriture étaient pris en charge par une bourse. » Ce financement social n’est pas qu’une opportunité pour la jeune circassienne : il marquera durablement son esprit politique. « Je ne suis pas une solitaire, mais plutôt une solidaire », sourit-elle. « J’ai envie d’une société où chacun ait sa place, où tous participent et s’investissent. C’est vrai, j’ai l’esprit socialiste. Et je pense que le cirque contient naturellement cette implication et cette responsabilisation collectives. »
Il faut dire qu’Anna Nilsson n’est pas née dans une famille banale. Sa maman est directrice d’une organisation pour enfants et son papa est un ingénieur joyeusement farfelu, inventeur de machines qui aident les scientifiques dans leur travail. « Ma mère m’a démontré les vertus du contact social, et mon père, l’aspect illimité de l’imaginaire. » Ajoutez à cela un énorme coup de foudre, adolescente, pour le cirque contemporain face au Cirkus Cirkör, mélange de cirque et de danse, et vous aurez une bonne idée du geyser nommé Nilsson. « Toute jeune, en voyant des spectacles au carrefour des arts, qui impliquaient les corps dans un autre type de narration, je me suis dit : ‘si on peut faire cela… alors ce sera ma passion !’ »
Le mouvement tout azimut
Aguerrie au voyage, Anna grandit sans craindre le changement de décor. En 1998, à 18 ans, elle auditionne dans plusieurs écoles supérieures de cirque en Europe. Sélectionnée à Londres et à Bruxelles, elle opte pour notre capitale. « Bien sûr, Bruxelles est moins chère que Londres, mais si j’ai choisi l’Enac [la future Esac NDLR], c’est parce que je sentais que c’était une école de bosseurs. J’avais envie de travailler très dur pendant trois ans. C’est à l’école que tu peux apprendre le plus vite, car une fois dans la vie professionnelle, c’est plus lent. » Voltigeuse au cadre avec la porteuse néerlandaise Linde Hartman (qui travaille aujourd’hui à Las Vegas dans les shows du Cirque du Soleil), Anna n’est pas une acrobate aérienne comme les autres : aussi grande que sa comparse, elle forge un vocabulaire différent, solide, puissant et néanmoins languide. Un langage qui séduira la chorégraphe Fatou Traoré : Anna est engagée pour Le vertige du papillon, le troisième spectacle de la compagnie Feria Musica. Elle en profite pour ouvrir son goût du mouvement à la danse contemporaine.
Machines, cirque, mouvement, imaginaire : tous les ingrédients sont réunis pour la création de ses propres spectacles. La rencontre avec Sara Lemaire, en 2011, sera déterminante. « Sara travaillait à la Maison du Cirque, je suis arrivée avec un énorme dossier que j’ai fait tomber sur sa table et elle a accroché tout de suite », rigole Anna. « On pourrait presque parler de gémellité », ajoute de son côté Sara. « On s’est rendu compte que certains poèmes qu’on avait écrits comportaient non pas des mots en commun, mais carrément des paragraphes ! » Cette rencontre « écrite dans les nuages » mènera en 2013 à Expiry Date (compagnie BabaFish), où le cirque et la danse croisent d’étonnantes machines mesurant le temps, puis en 2016 à Driften (compragnie Petri Dish), souper acrobatique dans un appartement où la nature reprend ses droits.
Le nom de la compagnie actuelle, Petri Dish, renvoie à ces plateaux de culture cellulaire qu’on utilise dans les laboratoires, et tout indique que l’expérience est féconde ! « Notre groupe a une force qui donne confiance. On se comprend sans nécessairement tout expliquer », observe Jef Stevens, cet incroyable interprète de 70 ans, qui fut greffier ou diacre et grimpe aujourd’hui au mât chinois. « J’y vais sans hésiter », sourit-il. « Anna ose. Elle a une détermination et une force phénoménale. Mais elle ose aussi douter. C’est ce qui me touche dans le travail : sa dimension humaine. Sara et Anna sont très complémentaires, et elles ont la même envie d’aller vers les profondeurs de l’existence, avec un pas léger. »
Dans Driften, ce pas s’effectue aussi chaussons aux pieds. Pour une scène d’anthologie, Anna surgit en danseuse toute de rouge vêtue, sur pointes. Il y a un an, elle n’en avait pourtant jamais chaussés. « J’aime faire ce que je n’ai jamais fait », commente-t-elle. « Pour Anna, il n’y a pas de limites », indique Sara Lemaire. « Si quelque chose résiste, elle redouble de force. Pour rire, on se dit souvent : ‘Vers l’infini et au-delà’. Elle n’a aucune intention de calmer la recherche physique ». C’est la force des moteurs à explosion, comme des lames de glace sur les pierres brûlantes.
Jef Stevens, interprète : « Anna cherche la subtilité. Elle a une idée très précise des spectacles qu’elle veut réaliser. Il ne s’agit pas de diriger l’incroyable acte circassien, mais de trouver la beauté dans les corps, quels qu’ils soient. En travaillant, on est invité à aller au plus profond de nous-mêmes. Je ne peux pas faire trois tours pirouettes ni marcher sur les mains, mais je sens que ma présence est appréciée, de même que l’homme que je suis vraiment. Je peux montrer mon énergie, ma joie de vivre. Je me sens un être humain. » Sara Lemaire, co-auteur : « Anna a une intelligence de plateau assez rare. Elle est sur scène et je suis dans la salle, je sens un déséquilibre et elle est capable de le définir : elle dit ce que je vois. Dans Expiry Date, par exemple, les machines en scène sont tellement complexes qu’il y a souvent un léger déréglage. Anna, tout en jouant, va anticiper toutes les conséquences sur le déroulé du spectacle, garder son calme et adapter les choses. Elle est extrêmement rationnelle, mais elle a aussi l’autre facette : l’imagination sans limites. »
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L'auteur.e de l'article
Laurent Ancion
Laurent Ancion est rédacteur en chef du magazine « C!RQ en Capitale ». Critique théâtral au journal « Le Soir » jusqu'en 2007, il poursuit sa passion des arts de la scène en écrivant des livres de recherche volontiers ludiques et toniques. Il est également conférencier en Histoire des Spectacles au Conservatoire de Mons et musicien.